Ghislain CLASSEAU, Dominique A, l’écriture d’un inconnu ? (Mémoire secondaire en vue de l’obtention du Master II de Lettres Modernes, sous la direction de Joël July), Aix-en-Provence, 2013, 49 pages.
Étiquette : Séminaire
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Séminaire 3
Ce séminaire orchestré par Brigitte Buffard Moret (Professeur à l’Université d’Artois) et Joël July (Maître de conférence à l’Université d’Aix-Marseille, AMU) collationne des contributions universitaires qui auraient pu être proposées lors de journées d’études sans avoir fait l’objet d’une publication ou des mémoires d’étudiants qui portent sur la chanson et envisagent l’analyse stylistique des textes ou les rapports entre texte, musique et voix ou les rapports étroits entre la chanson telle qu’elle se présente et son impact psychologique ou social. Il s’agit de promouvoir une épistémologie de l’étude de la chanson qui dépasse ou du moins mélange les attentes habituelles, certes louables mais déjà bien connues : la chanson comme genre strictement poétique, la chanson comme reflet sociologique, la chanson comme repère historique, la chanson comme objet pluri-sémiotique appelant le transdisciplinaire… Nous voudrions défendre la capacité des études littéraires (et en particulier de l’outil stylistique) à appréhender l’au-delà du littéraire : montrer que la créativité langagière dans le texte de chanson et que la réception auditive du texte chanté excèdent les frontières de la littérature traditionnelle.
Ces textes restent la propriété de leur auteur et toute citation à l’un d’eux devra mentionner précisément le titre sous lequel vous les trouvez dans cette présentation et la mention du site.
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Hommage à Georges Molinié
Georges Molinié n’est plus. Il laisse un vide immense.
Il fut l’un des rares à défendre la stylistique comme champ de recherche à une époque où, objet d’une certaine méfiance de la part des linguistes comme des littéraires, elle restait cantonnée dans une technique. Maintes initiatives sont nées de cette aspiration, parmi lesquelles l’A.I.S, dont il accepta avec l’enthousiasme qui le caractérisait d’être Président d’honneur dès sa création.
Nous nous devions donc de lui rendre hommage et c’est avec beaucoup d’émotion que nous nous souvenons du maître, du chercheur et de l’ami.
S’il est un mot pour décrire Georges Molinié, c’est sans doute celui de paradoxal ou d’hétérodoxe, qu’il utilisait souvent dans son séminaire pour décrire sa démarche. Savant audacieux, il détestait les carcans, les dogmes et toutes les formes d’étroitesse intellectuelle. C’est ce qui faisait de lui un professeur hors norme. Car c’est son ouverture d’esprit qui nous a sans doute d’abord séduits, nous ses élèves, autant que cette passion de penser sans relâche ce qui relevait de l’impensable, qu’il s’agisse du bouleversement de l’œuvre d’art ou de la littérature des camps. Ces deux qualités ont encouragé des générations d’étudiants à s’affirmer dans leur originalité théorique. Il n’était pas de ces Maîtres qui enferment leurs disciples dans une voie unique ; il savait donner à tous la plus grande liberté et cette vivacité critique qui fait ensuite les bons chercheurs en sciences humaines.
Il fut le défenseur acharné d’une certaine idée de l’éducation, à la fois ambitieuse et respectueuse, exigeante dans ses idéaux et tolérante dans ses pratiques. Mais Georges Molinié était pour nous bien plus qu’un professeur. Il était aussi l’ami toujours à l’écoute, le soutien moral dans un monde universitaire parfois complexe, voire difficile.
Il est donc inévitable qu’il nous manque. Ses idées nous manqueront. Et son amitié également. Reste que son héritage perdure à travers la communauté de tous ceux qu’il a formés. Nous sommes nombreux à avoir profité d’un des élans qu’il avait initiés et chacun donne voix, à sa manière, à cette stylistique dont il a su dessiner tout l’enjeu.
Le bureau de l’A.I.S.
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Aurélien Lévêque
L’axiologie dans Les Faux-Monnayeurs d’André Gide

Mémoire de Master Recherche Lettres.
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Laurence Bougault
Valeurs d’Autrui et fiction
dans l’œuvre romanesque de Jean GenetÀ la lecture du numéro d’Europe consacré à Jean Genet, on était frappé par la récurrence du problème de l’« autofiction » (Doubrovsky) qui « opère dans un no man’s land entre autobiographie et fiction » (Europe , Spear, p. 26) et de celui du rapport à Autrui (Autrui comme partenaire amoureux, Autrui comme instance sociale contraignante, Autrui comme polis,…). On voudrait ici soulever la question suivante : l’omniprésence de ces deux aspects de l’oeuvre de Genet n’est-elle pas le signe que, loin d’être dissociés, autofiction et traitement de l’altérité s’autodéterminent l’un par l’autre. En s’appuyant sur les réflexions d’Emmanuel Lévinas quant au problème de l’extériorité, telles qu’elles apparaissent dans Totalité et Infini, on aimerait en effet envisager comment, à la frontière de l’autobiographie et du « fictif », Jean Genet valorise certains types de rapports à Autrui qui impliquent une redistribution du réel selon une esthétique de l’assimilation de l’Autre dans les mondes possibles déployés par le sujet.
Etant donné la complexité d’un tel sujet, on tentera d’abord d’envisager d’un point de vue purement intratextuel, les différents types de relation à autrui qui peuvent être mis en évidence dans les romans de J. Genet, avant d’aborder le délicat problème du rapport entre réalité et mise en récit, tel qu’il affleure au sein de l’écriture elle-même.
Typologie des relations à autrui dans les romans de Jean Genet
Envisager la question de l’altérité implique de considérer la notion de sujet et celle d’autrui comme des notions réversibles, à l’instar des première et deuxième personnes du singulier. En effet, tantôt je est sujet, tantôt je est cet autre qui me fait face dans le dialogue et qui s’adresse à moi. La complexité du système actantiel romanesque, permet à l’auteur de faire varier le point de vue entre extériorité et intériorité. On propose de symboliser par une flèche le mouvement qui va de l’intériorité d’un sujet vers l’extériorité perçue d’autrui, l’écriture romanesque ménageant la possibilité de construire les deux mouvements suivants :
– Je -> autre (focalisation interne) ;
– Je <- autre (focalisation externe).
Ainsi définie, la notion d’altérité-subjectivité peut être perçue dans le système actantiel à différents niveaux :
à au niveau extraàdiégétique de la relation écrivainàlecteur (niveau a de la stylistique actantielle – v. Molinié, 1986/91, pp. 177à180) qui n’est pas envisagée du point de vue de la « réalité » mais en tant que relation entre une « instance primordiale » et une « puissance de réception possible » :
écrivain à lecteur
Je à> autre
autre <à Je
à au niveau intraàdiégétique narrateuràpersonnages (niveaux I et II de la stylistique actantielle):
narrateuràpersonnages
Je narrateur -> Je personnage autre
Je narrateur autre <- Je personnage
narrateur-personnages
Je à> autres
Je <à> Je(s)
autre <à Je(s).
personnages-personnages
Je(s) ->autre(s)
Je(s) <-> Je(s)
autre(s) <- Je
Évidemment, il est peu probable que l’ensemble de ces relations soient manifestes dans une oeuvre, néanmoins, la typologie de ces types de rapport à autrui en fait apparaître un grand nombre dans l’oeuvre romanesque de J. Genet.
Altérité au niveau alpha : écrivain-lecteur
Relation du sujet scripturaire à autrui lecteur
Dans les romans de Jean Genet, le lecteur est généralement envisagé comme autre inassimilable, autorité extérieure. De fait, s’il faut « voir dans la justice et l’injustice un accès originel à Autrui, par delà toute ontologie » (Lévinas, 1971, p. 89), les châtiments infligés au narrateur par une justice oppressive risque d’avoir faussé cet accès, ce qui explique que le sujet genetien va se caractériser d’emblée comme l’exclu, exclu par autrui et exclu par son rejet d’autrui, senti comme instance sociale injuste.
Cette position est largement revendiquée grâce à l’usage d’un vous qui désigne le lecteur comme l’autre inassimilé. La célèbre entrée en récit de NotreàDameàdesàFleurs, « Weidmann vous apparut dans une édition de cinq heures. » (ND, p. 9), loin d’être isolée, s’intègre à une pratique récurrente d’opposition au lecteur. Celuiàci représente en effet le monde policé qui opprime le sujet et le confine dans la solitude. En réaction contre cette oppression, le sujet se construit contre les valeurs communes et se révolte :
« Si je voulais qu’ils fussent beaux, policiers et voyous, c’est afin que leurs corps éclatants se vengeassent du mépris où vous les tenez. » (JV, p. 220)
« nous provoquions la pitié en cultivant les plaies les plus écoeurantes. Nous devenions un reproche à votre bonheur. » (JV,p. 60)
« Niant les vertus de votre monde, les criminels désespérément acceptent d’organiser un univers interdit. » (JV, p. 10)
Néanmoins, dès lors qu’il entre en écriture, bien qu’il continue à revendiquer son exclusion, le sujet est contraint de signer un pacte de lecture avec son destinataire : « Aujourd’hui que j’ai, gagnant de haute lutte, avec vous signé une apparente trêve je m’y trouve en exil. » (JV, p. 292) L’écrivain se retrouve a posteriori dans une situation ambivalente. S’il est d’abord celui qui se révolte contre l’oppression sociale, il est aussi celui qui délivre à autrui le message même de cette révolte :
« Par la gravité des moyens, par la magnificence des matériaux mis en oeuvre pour qu’il se rapproche des hommes, je mesure à quel point le poète était loin d’eux. La profondeur de mon abjection l’a forcé à ce travail de bagnard. […] Mais si l’oeuvre est la plus belle, qui exige la vigueur du plus grand désespoir, il fallait que le poète aimât les hommes pour entreprendre un pareil effort. Et qu’il réussît. Il est bien que les hommes s’éloignent d’une oeuvre profonde si elle est le cri d’un homme enlisé monstrueusement en soiàmême.
A la gravité des moyens que j’exige pour vous écarter de moi, mesurez la tendresse que je vous porte. » (JV, p. 235)
Le sujet scripturaire envisage donc autrui à la fois comme ce dont il est séparé et comme objet de son désir. L’inversion des valeurs (valorisation du vol, du crime…) prend alors une autre signification. L’abjection comme matériau d’une transmutation esthétique permet de simultanément désigner la rupture avec autrui et le désir que le sujet lui porte. L’immonde thématisé est le signe d’une révolte face à la situation ontologique primordiale : celle de l’impossibilité absolue de posséder autrui. Mais le travail esthétique vient renverser la situation ontologique pour parier sur la possibilité d’une communication qui, si elle ne permet pas d’accéder à l’intimité, permet au moins de la livrer en creux sur le mode de la connivence :
« Une telle définition à par tant d’exemples contraires à de la violence vous montreàtàelle que j’utiliserai les mots non afin qu’ils dépeignent mieux un événement ou son héros mais qu’ils vous instruisent sur moiàmême. Pour me comprendre une complicité du lecteur sera nécessaire. Toutefois, je l’avertirai dès que me fera mon lyrisme perdre pied. » (JV, p. 17)
Le lyrisme apparaît ici comme écoulement de l’intimité, moment incompréhensible et incommunicable qui ne peut être appréhender par autrui que sur le mode de l’empathie. Si bien que peu à peu, l’écrivain finit par admettre qu’il lui est possible d’induire la complémentarité esthétique :
« afin de ne pas trop agacer le lecteur, et certain qu’il complètera par son propre malaise, le contradictoire, le retors cheminement de l’idée de meurtre en nousàmêmes, nous nous sommes refusé beaucoup. […] Nous abandonnons le lecteur dans ce désordre d’entrailles. » (Querelle, p. 60)
Relation du sujet récepteur à l’altérité scripturale
La place qui est assignée par l’écrivain au lecteur provoque à son tour un type de comportement lectorial face à l’altérité de l’écrivain. Désavouant la position de radicale extériorité que confère le « vous », le lecteur se trouve quasiàcontraint à l’alternative suivante : ou il entre dans le jeu du voyeur pervers ou il entame une lecture d’identification qui fait de lui le double de l’auteur, poursuivant les mêmes fantasmes et entrant à son tour dans une logique de l’immonde où l’esthétique est le seul système de valeurs (antiàsystème), le seul point de référence du désir et de ses matérialisations. Quoiqu’il en soit, il est impliqué plus que de coutume, ce qui explique peutàêtre cet acharnement du critique à démêler le biographique du fictif, comme s’il prenait à coeur que le prime actant du récit soit bien cet être matériellement joignable qu’est l’auteur.
Altérité interne au nom propre Jean Genet
La présence du nom propre Jean Genet, à l’intérieur de l’oeuvre de fiction, tend à créer une schize au sein de la subjectivité elle-même puisque, de toute évidence, Jean Genet romanesque est autre que Jean Genet personne civile. L’écriture devient alors le témoignage des métamorphoses de l’être et la tentative de stabiliser ce qui, sans la reconnaissance d’autrui, ne peut avoir lieu et forme. Il n’est pas innocent que ce soit justement dans le Journal du voleur, le texte le plus explicitement autobiographique, que Genet développe le thème des métamorphoses, vécues à la fois comme révélations de l’intimité et menaces pour l’intégrité soudain révélée à autrui. Ainsi, Genet passe-t-il de la tourterelle au rouge-gorge, puis du cobra aux chevaux, concluant : « Une curieuse bête apparaîtrait si chacune de mes émotions devenait l’animal qu’elle suscite. » (JV, p. 39) Et par leur matérialité, ces métamorphoses, visibles au dehors, revêtent un caractère catastrophique « J’ai vécu dans la peur des métamorphoses.» (ibid.) Mais en même temps qu’il évoque la peur de trahir ses émotions dans le face à face amoureux, il les révèle en sadressant directement au lecteur : « C’est afin de rendre sensible au lecteur /…/ la plus exquise des frayeurs que j’emploie l’idée de tourterelle. » (ibid.) illustrant ainsi le mécanisme même de la mise à distance fictionnelle : en créant le personnage de Jean Genet, l’écrivain exprime l’intimité mais indirectement, sous la forme du métaphorique, à la fois voilant et révélant l’intime et traduisant ce qui ne peut être directement représenté, à savoir ces « émotions » qui forment l’altérité radicale de tout un chacun. C’est encore par l’expression la plus métaphorique que J. Genet décrira la position de la subjectivité dans le monde, à travers les « fleurs de genêt » dont il se reconnaît le « roi – peut-être la fée » (JV, p. 48à49).
Ce que permet la mise en fiction de la matière biographique, c’est alors la représentation de soi comme étrangeté, mettant en question le principe même d’un Moi univoque et donc d’une altérité connaissable. Par quoi elle tend à ouvrir l’être sur l’Infini, de même que le fait, selon E. Lévinas, le visage :
« L’idée de l’Infini se révèle, au sens fort du terme. […] Mais cette connaissance exceptionnelle n’est plus pour cela même objective. L’infini n’est pas « objet » d’une connaissance […] mais le désirable, ce qui suscite le Désir, c’estàààdire ce qui est approchable par une pensée qui à tout instant pense plus qu’elle ne pense. […] La démesure mesurée par l’infini est visage. […] Le Désir est une aspiration que le Désirable anime ; il naît à partir de son « objet », il est révélation… » (Lévinas, 1971, p. 56)
Cependant, la mise en question d’un moi instable passe aussi par sa dispersion en autrui. La célèbre formule rimbaldienne du « Je est un autre » trouve ainsi, dans les oeuvres romanesques de J. Genet, en raison de l’« autofiction » notamment, une résonance toute particulière :
« Notre dessein n’est pas de dégager deux ou plusieurs personnages à ou héros puisqu’ils sont extraits d’un domaine fabuleux, c’estàààdire relevant de la fable, de la fable et des limbes à systématiquement odieux. Mais qu’on veuille plutôt considérer que nous poursuivons une aventure qui se déroule en nousàmême, dans la région la plus profonde, la plus asociale de notre âme, alors, c’est parce qu’il anime ses créatures à et volontairement assume le poids du péché de ce monde né de lui à que le créateur […] échappe au péché cependant que, par sa fonction, par notre verbe, le lecteur découvre en soiàmême ces héros, jusqu’alors croupissant… » (Querelle, p. 82)
Ce passage de Querelle de Brest est à la fois un déni de la fiction en tant que forme d’un imaginaire gratuit qui n’aurait d’autre but que divertir et la revendication d’une intériorité où les « créatures » apparaissent comme des virtualités à partir de quoi se construit le monde du Problématique (Deleuze), c’est-à-dire un monde où la mise en question, en l’occurrence la mise en question de soi et de l’autre, autrement dit la mise en question de l’altérité, prime sur les réponses. La « fiction » apparaît comme le « système » d’un Moi nomade fixé au point aléatoire que représentent les personnages, empruntés au monde des faits ou au contraire produits purs de la pensée qui se cherche.
Altérité entre le narrateur comme instance émettrice et ses personnages
Aux niveaux I et II de la relation qu’entretient le narrateur avec ses personnages, la relation de l’intériorité à l’altérité est encore plus complexe. Le narrateur est confronté à l’altérité des personnages mais aussi à l’altérité de ce qu’il fut. D’autre part, les personnages apparaissent bien souvent comme des doubles du narrateur. Enfin, par le dialogue, les personnages regagnent une subjectivité face à laquelle le narrateur revêt la figure d’Autrui.
Relation du narrateur-scripteur au narrateur-personnage
Lorsqu’il lui arrive de prendre la parole pour lui-même, le narrateur-scripteur tend à considérer le personnage qu’il fut comme un être extérieur qui lui est relativement étranger, comme en témoigne le conditionnel passé du passage qui suit :
« La vie dont j’ai parlé plus haut, c’est entre 1932 et 40 que je l’aurai vécue. Cependant que je l’écrivais pour vous, voici de quelles amours je suis occupées. Les ayant notées, je les utilise. Qu’elles servent à ce livre. » (JV, p. 162)
La distance que suppose l’écriture, serait-ce celle de son propre passé, même très proche, implique en effet de considérer son personnage comme être de fiction dont l’existence n’a d’autre fin que d’être livrée au lecteur : « que ma vie doit être légende, c’est-à-dire lisible et sa lecture donner naissance à quelque émotion nouvelle que je nomme poésie. Je ne suis plus rien, qu’un prétexte. » (JV, p. 33). Dès que l’événement est mis en récit (pris en notes), il n’est plus que le matériau du livre, si bien que se creuse une altérité de soi à soi qui fait du narrateur-personnage un être aussi lointain du narrateur que ses autres héros.
Qui plus est, le monde des faits autobiographiques est posé comme une matière première dépourvue d’authenticité dans la mesure où il n’est que le moyen de la mise en question du moi scriptural :
« Nous savons que notre langage est incapable de rappeler même le reflet de ces états défunts, étrangers. Il en serait de même pour tout ce journal s’il devait être la notation de qui je fus. Je préciserai donc qu’il doit renseigner sur qui je suis, aujourd’hui que je l’écris. Il n’est pas une recherche du temps passé, mais une oeuvre d’art dont la matière-prétexte est ma vie d’autrefois. Il sera un présent fixé à l’aide du passé, non l’inverse. Qu’on sache donc que les faits furent ce que je les dis, mais l’interprétation que j’en tire c’est ce que je suis à devenu. » (JV, p. 80)
Ainsi la fiction est elle moins une feinte que la transposition qui permet au moi de se révéler.
Relations entre le narrateur et les personnages
De fait, alors que le je passé est bien souvent extériorisé, les personnages au contraire incarnent fréquemment l’intimité narratoriale, à moins qu’ils ne soient envisagés par le scripteur qu’en tant que purs objets de fantasmes. Néanmoins, ne serait-ce que par le jeu des dialogues, il arrive que leur propre intimité soit mise en valeur, faisant ressortir l’image extérieure qu’arbore le scripteur ou son double passé.
Subjectivité du narrateur face à l’altérité des personnages
– Subjectivité du narrateur et personnages miroirs :
La plupart des personnages qui peuplent les romans de Genet peuvent être considérés comme des doubles de l’auteur à bien des égards : soit qu’ils sont présentés comme de pures émanations de l’esprit du narrateur, soit qu’ils soient assimilés dans le nous des voyous marginalisés, soit qu’ils se parent des attributs de l’immonde du narrateur : homosexualité, prison, camps de redressement…
De fait, si le scripteur se positionne contre le vous de l’altérité sociale collective, dans la mesure où les valeurs normées du plus grands nombres sont étrangères au sujet, il ne constituera une communauté, un lieu de partage, qu’au sein d’un univers où règnent des contreàvaleurs, si bien que le nous (qui s’instaure d’abord dans la relation érotique avant de constituer une fraternité) ne sera conçu que dans « l’immonde ». Ainsi, la figure du hors-la-loi, celle de l’homosexuel, celle du mendiant… convergent pour constituer le portrait d’une intériorité nonàreconnue, comme dans cette phrase explicite de Querelle de Brest : « Le meurtre plutôt fait en nous l’émotion déferler par vagues. » (Querelle, p. 9) où l’emploi du nous conserve son ambiguïté romanesque fondamentale : à la fois formule de politesse du scripteur pour s’auto-désigner et collectivité anonyme au sein de laquelle il se meut.
La volonté primordiale d’inverser les valeurs, telles qu’elles sont décrites par E. Lévinas, ne fait que confirmer l’importance d’autrui pour l’écrivain et la conscience morale extrême qu’il en a. Genet est cet être singulier prit sous le jugement de Dieu. La transgression, l’immonde, a pour lui valeur de sacrifice (au sens de Bataille), elle est saut dans l’Infini par delà la Totalité, refus de la place dans la totalité et invective à Dieu. Genet se trouve ainsi à la place Job et demande, par la transgression, des comptes à la transcendance, qui refuse à tout un chacun d’être le prince pour autrui. Ce faisant, il participe au mouvement de la bonté et de la justice tels que E. Lévinas les définit. En effet, pour ce dernier, bonté et justice consiste à voir en autrui mon maître et à « se poser dans l’être de telle façon que Autrui y compte plus que moi-même » (Lévinas, 1971, p. 277). Or Genet, en s’identifiant aux êtres (aux héros) immondes, en les aimant, s’aliène à eux de telle manière qu’il leur rend justice et l’acte de volonté par lequel il choisit délibérément de magnifier le crime est ce qui le rattache le plus fort à la bonté, bonté suprême dans la mesure où elle a vocation de racheter le pire et, selon Genet (mais bien avant déjà selon Baudelaire), sommet de l’élégance : « Admirable vice, doux et bienveillant, qui permet d’aimer ceux qui sont laids, sales et défigurés ! » (JV, p. 102)
Mais si cette collectivité est sans cesse affirmée par J. Genet, en même temps, l’altérité des personnages est niée (pas tout-à-fait cependant) par les réflexions du narrateur à propos de sa propre création. Ainsi, de cette remarque au sujet du personnage de Querelle :
« Peu à peu, nous reconnûmes Querelle à à l’intérieur de notre chair à grandir, se développer dans notre âme, se nourrir du meilleur de nous, et d’abord de notre désespoir de n’être pas nous-même en lui mais de l’avoir en nous. Après cette découverte de Querelle nous voulons qu’il devienne héros même du contempteur. Poursuivant en nous-même son destin, son développement, nous verrons comment il s’y prête pour se réaliser en une fin qui semble être son propre vouloir et son propre destin.
La scène que nous rapporterons est la transposition de l’événement qui nous révéla Querelle. (Nous parlons encore de ce personnage idéal et héroïque, fruit de nos secrètes amours.) De cet événement nous pouvons écrire qu’il fut comparable à la Visitation. […] Enfin pour être visible de vous, pour devenir un personnage de roman, Querelle doit être montré hors de nous-même. Vous connaîtrez donc la beauté apparente à et réelle à de son corps, de ses attitudes, et de leur lente décomposition. » (Querelle, p. 22à23)
L’altérité du personnage de roman ne devient effective que par le jeu de l’écriture même. Livré à Autrui, son vouloir et son destin passe de pure apparence à réalité concrète, dans la mesure où le lecteur s’en empare et en dépossède le scripteur. Néanmoins, il subsiste dans le personnage (est-ce parce qu’il est emprunté au monde des êtres réels ?) quelque chose d’une altérité irréductible qui s’apparente à la liberté sartrienne, et qui impose sa conduite scripturale au narrateur plutôt que l’inverse :
« Créer n’est pas un jeu quelque peu frivole. Le créateur s’est engagé dans une aventure effrayante qui est d’assumer soiàmême jusqu’au bout les périls risqués par ses créatures. On ne peut supposer une création n’ayant l’amour à l’origine. […] Tout créateur doit ainsi endosser à le mot est faible à faire sien au point de le savoir être sa substance, circuler dans ses artères à le mal donné par lui, que librement choisissent ses héros. » (JV, p. 235-36)
Le personnage, en tant qu’il s’impose à l’auteur par sa beauté, se dégage de l’ordre des nécessités et se libère de l’intériorité du sujet écrivant :
« En voulant préciser le mouvement psychologique de nos héros, nous voulons mettre au jour notre âme. Noter librement l’attitude que nous choisirions à en vue peutàêtre ou plutôt en prévisiond’une fin convoitée à nous conduit à la découverte de ce monde psychologique donné sur quoi s’appuie la liberté du choix mais, s’il le faut, pour le déroulement de l’intrigue, que l’un des héros prononce un jugement, réfléchisse, nous nous trouvons tout à coup face à l’arbitraire : le personnage échappe à son auteur. Il se singularise. Nous devrons donc admettre qu’un facteur le composant sera à après coup à décelé par l’auteur. » (Querelle, p. 226)
Il semble revêtir alors la forme d’Autrui, tel qu’E. Lévinas le définit :
« Autrui ne peut être contenu par moi, quelle que soit l’étendu de mes pensées que rien ne limite ainsi : il est impensable à il est infini et reconnu comme tel. » (Lévinas, 1971, p. 256)
– Personnages comme objets fantasmatiques :
Néanmoins, la relation du narrateur à autrui étant vécue presqu’exclusivement chez Genet comme relation érotique d’une part, relation esthétique de l’autre, la seconde semblant découler de la première, la réécriture d’Autrui apparaît essentiellement comme jeu d’assimilations et de dissimilations dans le face-à-face amoureux et scripturaire. Partant de l’intériorité, le sujet genetien fait converger, en dehors de tout concept, l’éthique, l’esthétique et l’érotique, dans la mesure où l’intériorité, qui dénie le concept, place le sujet sous le signe de l’affectivité, laquelle s’investit au premier degré dans l’érotique, au second degré dans l’esthétique, lequel vaut comme éthique, puisque l’éthique commune est dévaluée : « C’est parce qu’il possède ces conditions d’érotisme que je m’acharnai dans le mal. » (JV, p. 10)
Dans une telle logique, c’est alors la notion de possession qui entre en jeu, venant contester à Autrui la liberté même qui fait son essence : « Ma vie devenait magnifique selon les hommes puisque je possédais un ami dont la beauté relève de l’idée de luxe. » (JV, p. 64). Pourtant, dans le désir de possession, c’est finalement moins le besoin d’assimiler l’Autre qui prime que le désir de s’anéantir en lui. Finalement, la passion érotique dénie moins l’autre que le moi (« Prétexte à mon irisation à puis à ma transparence à à mon absence enfin, à ces garçons dont je parle s’évaporent. Il ne demeure d’eux que ce qui de moi demeure : je ne suis que par eux qui ne sont rien, n’étant que par moi. » – JV, p. 106) à l’instar de la passion criminelle : « L’assassin se redressa. Il était l’objet d’un monde où le danger n’existe pas à puisque l’on est l’objet. Bel objet immobile et sombre dans les cavités duquel, le vide étant sonore, Querelle l’entendit déferler en bruissant, s’échapper en lui, l’encourager. » (Querelle, p. 55)
En fait, il s’agit pour l’intériorité non tant d’être maître mais d’être reconnue, c’est pourquoi elle va de pair avec l’anéantissement qui n’est que la forme d’une transmutation en l’autre telle que fantasmée par le sujet : « j’y poursuivis mon identification avec les plus beaux et les plus infortunés criminels. Je voulais être la jeune prostituée qui accompagne en Sibérie son amant ou celle qui lui survit, non de le venger mais de le pleurer et de magnifier sa mémoire. » (JV, p. 97)
Néanmoins, la possession fantasmatique d’Autrui comme l’anihilation de soi en l’autre n’arrive pas à venir à bout d’autrui. En face de l’altérité comme situation irréductible, le sujet se retrouve plus seul que dans la solitude la plus profonde. Ce qui s’exprime alors, c’est la Différence, comme fond sans fondement, que la répétition de l’acte érotique ne vient pas combler, que la représentation (de soi et d’autres) ne peut exprimer. Le seul recourt, à la fois expression de la Différence et de l’intimité ne pouvant être alors que poésie, comme trace des états émotionnels de l’intimité et exhibition de l’incommunicabilité de l’être du monde, radicalement autre. « Nous disons bien « une absolue solitude » c’estàààdire solitude qui se veut solitude pour ce qu’elle est source, point de départ d’un univers calqué sur l’autre et le soumettant. » (Querelle, p. 119)
Dialogue entre deux subjectivités perçues de l’extérieur
Le face à face entre deux subjectivités apparaît essentiellement dans le dialogue, où l’intimité ne se dévoile qu’obliquement, à travers les sous-entendus, les présupposés et les enjeux de la rencontre. Chacun est montré alors dans la tentative difficile d’expression de soi et de ses désirs, avec ce que cela comporte d’échecs et de réussites. Or Genet ne multiplie pas les dialogues. La plupart du temps, ils sont assez rare dans ses romans, qui plus est ceux qui mettent en scène le narrateur lui-même. En revanche, s’il est une marque de l’altérité que J. Genet met en valeur, c’est la tournure de langage de ses personnages, qu’il s’agisse des maladresses d’expression de Bulkaen dans Le Miracle de la Rose ou des tics de langage de Querelle. Par la forme de leur discours, les personnages laissent ainsi affleurer leur intériorité, ainsi de « Querelle dont la représentation mentale, et les sentiments eux-mêmes, dépendent et prennent la forme d’une certaine syntaxe, d’une orthographe particulière » (Querelle, p. 15)
Mais le vrai dialogue que conduit le narrateur est celui qui a lieu entre lui et son lecteur. Si le vous est une marque de mise à distance, il est aussi la matérialisation du lecteur dans le texte et permet dont de considérer le roman comme dialogue différé. En tant que tel, l’écriture romanesque laise béante la faille qui sépare les sujets et ne fait que revendiquer une altérité pleine, irréductible. Le sujet genetien apparaît alors que celui qui revendique violemment la Différence qui laisse à Autrui une entière liberté et ouvre en même temps l’abîme de la transcendance ou Infini. Rejeté dans le vous autrui est ainsi confirmé dans sa spécificité radicale.
Relations entre personnages
Intimité d’un personnage face à l’altérité
C’est sans doute le personnage de Divine qui incarne le mieux ce type de relation intradiégétique. A travers elle, J. Genet dévoile son propre mécanisme de fictionnalisation. Divine ne cesse en effet de plaquer sur elle et ses amants des fantasmes qui ne font que masquer la radicale extériorité de l’autre. Cette fictionnalisation de soi et de l’autre permet à la fois de conserver à autrui son mystère et de mettre entre parenthèses un moment (le temps du fantasme) la certitude d’une solitude absolue : « Culafroy eut un destin misérable et c’est à cause de cela que sa vie fut composée de ces actes secrets, qui chacun sont un poème en essence /…/. Culafroy est devenu Divine ; il fut donc un poème écrit seulement pour lui, hermétique à quiconque n’en a pas la clé. » (ND, p. 343) En révélant son intériorité inavouable par le nom qu’il porte, Culafroy-Divine entre dans un univers de croyance où le réel et le fictif ne se distinguent plus. L’autre ne voit en Divine que le personnage qu’elle s’est forgée et elle peut ainsi prolonger au dehors la fiction qui en fait une femme. Loin d’être source de quiproquo, la fictionnalisation de son moi lui permet de faire accéder à la suface une intériorité indicible et lui donne la chance de s’exprimer à travers des aventures.
Dialogues
Malgré la relative rareté des dialogues, on peut remarquer que ce qui en eux retient particulièrement Jean Genet, ce sont les signes physiques (attitudes, gestes, modulation de la voix) et les expressions par quoi un personnage ou un groupe de personnage trahit son intériorité. Ainsi des tics de langage de Querelle, ainsi des expressions figées des Tantes dans Notre-Dame des Fleurs. C’est que l’intériorité ne se révèle pas par le langage mais, comme le dit E. Lévinas, par le face-à-face qui est visage en mouvement, timbre de voix, signe dont le signifié ne transparaît qu’obliquement, et plus encore par un déchiffrage de longue haleine qui véritablement fait la complicité :
« Quand, avec quelques autres, elles étaient réunies dans la rue ou dans un café de tantes, de leurs conversations (de leurs bouches et de leurs mains) s’échappaient des fusées de fleurs au milieu desquelles elles se tenaient de la façon la plus simple du monde, discutant de sujets faciles et d’ordre ménager :
– Je suis bien sûr, sûr, sûr, la Toute-Dévergondée.
– Ah ! Mesdames, quelle gourgandine je fais.
– Tu sais (le us filait si longtemps qu’on ne percevait que lui), tussé, je suis la Consumée-d’Affliction.
/…/
Puis, peu à peu, elles s’étaient comprises en se disant : « Je suis la Toute Toute », et enfin : « Je suis la T’T’. » » (ND, p. 97)
L’extériorité se manifeste dans le langage, chaque personnage semblant s’exprimer pour lui seul sans prendre garde à ce que dit autrui, mais l’intimité perce néanmoins dans les signes paraverbaux : manière de prononcer, attitude qui les distingue et que Genet rend par la métaphore florale, connivence qui fait tendre le langage vers le sigle…
Extériorisation d’un personnage par le regard d’autrui
La prise de position qui consiste à mettre le sujet face à sa propre extériorité passe par l’exhibition violente du regard d’autrui sur soi. La mise en question du moi semble ne pouvoir trouver de réalité qu’à travers ce regard d’autrui, la plupart du temps moqueur ou injurieux qui fait prendre conscience au sujet de l’inanité de son intimité. Un tel point de vue fait valoir l’extrême fragilité du Même face à l’Autre, comme le laisse entendre Genet à propos du personnage de Gil, dans Querelle de Brest, qui, dès que moqué, perdit toute certitude eu égard au moi et n’était plus « qu’un prétexte à rire. Il n’avait plus, grâce à une affirmation extérieure, aucune certitude d’être soi. Cette certitude n’était entrevue maintenant, en lui-même, que par la présence de la honte dont la flamme livide montait comme sous le vent de la révolte. Il se laissait accabler. » (Querelle, p. 94) L’intériorité n’existe donc que grâce à la reconnaissance d’autrui. Ce pouvoir de l’autre interdit dès lors toute emprise du sujet sur celui qui lui fait face. Il fait ainsi contrepoids à l’apparent pouvoir du fantasme qui apparaît alors comme le vide même entre moi et autrui (d’où peut-être cette récurrence de l’idée de « Nullité » dans le Journal du Voleur).
Fonctionnement actantiel de l’altérité : l’autre dissimilé ou assimilé
Autrui ne peut être nié par l’intériorité qui ne s’en empare qu’au prix d’une opération d’assimilation phantasmatique :
« Le Désir ne coïncide pas avec un besoin insatisfait, il se place au-delà de la satisfaction et de l’insatisfaction. La relation avec Autrui, ou l’idée de l’Infini, l’accomplit. Chacun peut le vivre dans l’étrange désir d’Autrui qu’aucune volupté ne vient ni couronner, ni clore, ni endormir. Grâce à cette relation l’homme retiré de l’élément, recueilli dans une maison, se représente un monde. A cause d’elle, à cause de la présence devant le visage d’Autrui, l’homme ne se laisse pas tromper par son glorieux triomphe de vivant et, distinct de l’animal, peut connaître la différence entre l’être et le phénomène, reconnaître sa phénoménalité, le défaut de sa plénitude, defaut inconvertible en besoins et qui, auàdelà de la plénitude et du vide, ne saurait se combler. » (Lévinas, 1971, p. 196)
Par rapport à l’extériorité radicale de l’autre, le fictif apparaît comme le besoin d’assimiler et/ou de dissimiler Autrui, besoin qui naît de l’irréductibilité même du Désir. La réduction de l’altérité passe par l’usage du fictif comme prolongement/comblement (prolongement des lignes de fuite, des horizons absents, etc.) de l’infini en Autrui et de l’inconnaissable. Pour Genet, comme pour Bataille, le point limite où le savoir peut recueillir le non-savoir se trouve en l’autre érotisé. A l’inverse, la rechute dans le « réel » est l’affront qu’Autrui (en tant que principe social et être insaisissable) inflige au sujet. Affront de limitation et de liberté. Mais affront par quoi le sujet découvre aussi sa liberté et sa solitude ontologique. Point limite de la perte de soi par quoi le monde s’ouvre – principe poétique de la sortie extatique.
L’autre assimilé comme fantasme
L’assimilation d’autrui par le sujet induit l’interchangeabilité du sujet avec l’autre ou création de personnages. A travers l’expression du moi, voilée par le personnage, s’instaure une structure attributive réversible entre je et autrui, telle qu’elle apparaît dans cette remarque du Journal du voleur : « J’écris ce livre dans un palace d’une des villes les plus luxueuses du monde où je suis riche cependant que je ne puis plaindre les pauvres : je les suis. » (JV, p. 100) Genet explicite ailleurs cette réversibilité du « je » intime et du « il » fictionnel :
« Dans un livre intitulé Miracle de la Rose, d’un jeune bagnard à qui ses camarades crachent sur les joues et sur les yeux, je prends l’ignominie de la posture à mon compte, et parlant de lui je dis : « Je ». Ici, c’est l’inverse. » (JV, p. 181)
Cette posture dépasse celle d’un simple narrateur omniscient, en raison du principe de l’autofiction. J. Genet ne laisse en effet de prétendre que ses personnages sont aussi ou par ailleurs des êtres réels. Il nous permet alors de comprendre le fonctionnement de son horizon intime : l’écriture est pour lui le moyen d’investir l’intimité d’Autrui, de manière fictive et fantasmatique. Néanmoins, la naissance de l’oeuvre au-dehors crée le paradoxe d’une exhibition quasi- bicéphale, contenant à la fois la conscience du narrateur et celle des personnages, assimilés certes, mais non tant qu’ils ne conservent une part de leur extériorité : « Près d’eux, je les contenais, contenant l’idée d’eux-mêmes, j’étais leur conscience réflechissante. » (JV, p. 295)
Travestissement de l’autre en objet érotique
Dans toute son oeuvre, J. Genet affirme la suprématie de la relation érotique sur toutes les autres, relation qui semble être la cause première et quasi-exclusive de l’oeuvre littéraire et le mobile de sa conduite dans le monde :
« Cette poursuite des traîtres et de la trahison n’était que l’une des formes de l’érotisme. Ils est rare à il est presque inconnu à qu’un garçon m’offre la joie vertigineuse que seuls peuvent offrir les entrelacs d’une vie où je serais avec lui mêlé. […] Ainsi m’aperçois-je que je n’ai recherché que les situations chargées d’intention érotiques. Voilà ce qui, entre autres choses, dirigea ma vie. Je sais qu’il existe des aventures dont le héros et les détails sont érotiques. C’est cellesàlà que j’ai voulu vivre. » (JV, p. 95)
De fait, depuis Mettray, la relation érotique est l’occasion, pour Genet, de revivre ce qui, dans le face à face avec l’instance sociale, avait échoué. La solitude première est mise entre parenthèses dès lors qu’il y a désir, dans la mesure où le désir est toujours désir de fusion avec son objet :
« Il serrait Querelle avec la même passion apparente qu’une femelle d’animal tient le cadavre de son petit, à attitude par quoi nous comprenons ce qu’est l’amour : conscience de la séparation d’un seul, conscience d’être divisé, et que votre vous-même vous contemple. » (Querelle, p. 67)
Néanmoins, la relation entre solitude et fusion érotique se joue comme dialectique : à la lucidité qui conçoit la solitude du sujet succède l’hallucination et l’illusion de fusion et vice versa :
« Après m’être tellement désolé de la solitude où me garde ma singularité, se peutàil, estàil vrai, que je tienne nus, que je retienne serrés contre moi ces garçons que leur audace, leur dureté mettent si haut, me terrassent et me foulent au pieds ? » (Querelle, p. 13)
Le visage d’autrui s’ouvre et se ferme au gré des tensions érotiques : « Le visage devient de plus en plus complexe. Les signes s’enchevêtrent : il est illisible. » (JV, p. 148) Car le paradoxe de cette relation est de jouer simultanément à deux niveaux incompossibles comme le souligne E. Lévinas :
« la possibilité de jouir d’Autrui, de se placer, à la fois, en deçà et auàdelà du discours, cette position à l’égard de l’interlocuteur qui, à la fois, l’atteint et le dépasse, cette simultanéité du besoin et du désir, de la concupiscence et de la transcendance, tangence de l’avouable et de l’inavouable, constitue l’originalité de l’érotique qui, dans ce sens, est l’équivoque par excellence. » (Lévinas, 1971, p. 286)
Autofiction comme refus de l’altérité
Face à cette équivoque, la fiction permet de réduire autrui au rang d’objet et d’assouvir ainsi le désir de fusion. Ainsi le prisonnier découpe-t-il dans les journaux les visages et les corps d’hommes inconnus mais réels, à partir de quoi il pourra imaginer une histoire lui permettant d’assouvir son désir :
« Le soir, comme vous ouvrez votre fenêtre sur la rue, je tourne vers moi l’envers du règlement. Sourires et moues, les uns et les autres inexorables, m’entrent par tous mes trous offerts, leur vigueur pénètre en moi et m’érige. /…/ La nuit, je les aime et mon amour les anime. /…/ Mais la nuit ! /…/ Sous le drap, ma main droite s’arrête pour caresser le visage absent, puis tout le corps du hors-la-loi que j’ai choisi pour mon bonheur de ce soir /…/ et un corps vigoureux sort du mur, s’avance, tombe sur moi » (ND, pp. 15-16)
Personnages qui, en même temps qu’ils remplissent une fonction bien réelle dans la vie du prisonnier, seront ensuite réutilisés à des fins fictionnelles, de même que le seront les amis de Genet : « A l’aide de mes amants inconnus, je vais écrire une histoire. Mes héros ce sont eux, collés au mur, eux et moi qui suis là, bouclé. » (ND, p. 16)
Ainsi, l’autofiction est motivée par la forme même de la relation à autrui qui fait vivre le sujet dans un univers spatio-temporel d’où le monde objectif est exclu : « Quand l’homme aborde vraiment Autrui, il est arraché à l’histoire. » (Lévinas, 1971, p. 45) La violence du face-à-face et de la révélation de l’altérité, qui ouvre sur la transcendance condredit l’idée-même de temporalité et abolit la notion de valeur, ce qui permet de comprendre à la fois la relative imprécision de la datation de ce qui s’appelle pourtant Journal du Voleur, l’abandon des idéologies communes et les tentatives de déconstruction de la linéarité historique de Pompes funèbres. La fiction est le mode naturel de la relation à autrui où inévitablement s’enchevrêtrent fantasmes et expériences vécues. Elle semble même d’autant plus nécessaire que le sujet éprouve plus violemment l’abîme qui le sépare d’autrui et la solitude irréductible qui en découle.
L’autre dissimilé
Solitude du sujet face à autrui
Autrui, loin d’être donné au sujet, apparaît comme ce contre quoi toujours je me heurte, dans la mesure où « L’autre se maintient et se confirme dans son hétérogénéité aussitôt qu’on l’interpelle et fûtàce pour lui dire qu’on ne peut lui parler » (Lévinas, 1971, p. 65). Dès qu’il y a désir de communication, il y a en même temps silence d’autrui :
« Le monde silencieux est un monde qui nous vient d’autrui, fûtàil malin génie. […] Il est l’envers du langage : l’interlocuteur a donné un signe, mais s’est dérobé à toute interprétation à et c’est là le silence qui effraie. La parole consiste pour autrui à porter secours au signe émis, à assister à sa propre manifestation par signes, à remédier à l’équivoque par cette assistance. » (Lévinas, 1971, p. 92)
Face à ce silence, c’est l’existence même du Moi qui est mise en question, dans la mesure où le refus d’Autrui, qui est sa liberté, est en même temps, deni du sujet, en tant qu’il est capable de maîtrise. Le sujet, conscient de cette ambiguïté du rapport à autrui, se définira donc par sa solitude : « Pour acquérir cette solitude absolue dont il a besoin s’il veut réaliser son oeuvre à tirée d’un néant qu’elle va combler et rendre sensible à la fois à le poète peut s’exposer dans quelque posture qui sera pour lui la plus périlleuse » (Le funambule, pp. 20à21). La solitude est ainsi la posture nécessaire de reconnaissance de l’autre du monde qui n’est exprimable que tenu à distance, dans la « différance » (Derrida) de l’écriture (et non dans la proximité possessive de la parole).
Selon E. Levinas, l’ipséité du moi va de pair avec une affectivité qui est refus du concept, lequel « pousse l’être qui le refuse dans la dimension de l’intériorité. Il est chez soi. Le moi est ainsi la façon selon laquelle concrètement, s’accomplit la rupture de la totalité, qui détermine la présence de l’absolument autre. Il est solitude par excellence. » (Lévinas, 1971, p. 122) Or, chez Genet, c’est bien cette affectivité qui faute d’explicitement refuser le concept, refuse néanmoins l’une de ses formes les plus totalisantes, à savoir, l’idéologie. Et c’est bien par se refus que le « moi est chez lui » : « Enfin, plus ma culpabilité serait grande à vos yeux, entière, totalement assumée, plus sera grande ma liberté. Plus parfaite ma solitude et mon unicité. » (JV, p. 94)
L’extrême conscience de cette solitude est encore accentuée par l’homosexualité qui fait de l’autre un autre soi même et de l’amour une forme de narcissisme en même temps qu’elle isole le sujet du reste du corps social en le marginalisant. A cet égard, le personnage de Querelle est sans doute la forme paroxistique de l’intériorité, dans la mesure où Querelle ne connaît l’autre que comme double, par la gémellité, semblable, par l’homosexualité, objet, par le crime.
Échec de l’érotisme et ouverture de la transcendance
La retombée dans la solitude semble donc inévitable et le fantasme ne peut faire que la fiction devienne réalité, pas plus qu’il n’efface la présence objective du sujet dans l’écriture, tout au plus peut-il opérer des trouées par lesquelles le sujet prend conscience de l’autre à ses côtés. Au final, l’être reste confronté à la déchirure primordiale : « La solitude (dont l’image pourrait être une sorte de brouillard ou de vapeur qui sort de moi) un instant déchirée par l’espoir, la solitude se referma sur moi. » (JV, p. 263)
C’est dans ce troisième temps du rapport à l’autre que l’Infini, tel que le conçoit E. Lévinas, surgit dans une radicalité qui exclut le concept et se laisse donc comprendre comme transcendance :
« D’unicité à unicité à transcendance ; en dehors de toute médiation à de toute motivation puisable dans une communauté générique à en dehors de toute parenté préalable et de toute synthèse a priori à amour d’étranger à étranger, meilleur que la fraternité même. Gratuité de la transcendance-à-l’autre interrompant l’être toujours péoccupé de cet être-même et de sa persévérance dans l’être. Interruption absolue de l’onto-logie, mais dans l’un-pour-l’autre de la sainteté, de la proximité, de la socialité, de la paix » (Lévinas, 1971, p. III)
C’est proprement en ce sens que J. Genet ne laisse de parler de « sainteté » :
« Quand pourrais-je enfin bondir au coeur de l’image, être moi-même la lumière qui la porte jusqu’à vos yeux ? Quand serai-je au coeur de la poésie ?
[recherche de la sainteté]
Cette recherche de la transparence est peutàêtre vaine. Atteinte elle serait le repos. Cessant d’être « je », cessant d’être « vous », le sourire subsistant c’est un sourire égal posé sur les choses. » (JV, p. 245)
Comme la transcendance de Lévinas, la sainteté est à la fois le plus grand soin d’autrui possible et le détachement le plus radical de l’humanité :
« Le rapport entre toute chose était l’allégresse. Afin d’être digne d’entrer dans un tel système il me parut nécessaire de rompre gentiment avec les hommes, de me purifier. Le lien me retenant à eux étant sentimental, sans faire d’éclat je devais me détacher d’eux. » (JV, p. 88)
Elle ouvre un autre rapport au monde qui est en même temps heureux et impersonnel parce qu’elle est l’inconnu du Désirable et le Désiré même. Ainsi elle justifie la création, ou fiction, dans la mesure où elle est ce qui ne peut être appréhendé dans le monde. Elle suppose donc une quête dans le Possible (le virtuel, le problématique…), justement parce qu’elle est impossible : « Ne pouvant réussir une définition de la sainteté à pas plus que de la beauté à à chaque instant je la veux créer, c’est-à-dire faire que tous mes actes me conduisent vers elle que j’ignore. » (JV, p. 237)
Passant par l’écriture, cette quête de la sainteté, directement liée au rapport à autrui, peut donc nous aider à mettre en évidence le lien qui existe entre le principe d’altérité et la littérarité qui fait fi de la distinction entre réalité et fiction.
L’Autre et l’Écriture
Reconnaissance de l’altérité par la différance
Qu’il s’agisse d’événements historiquement repérables ou au contraire d’épisodes entièrement créés, ce qui fait sens, dans l’oeuvre esthétique, c’est la « réalité » subjective de l’écrivain, voire la « réalité » de l’oeuvre elle-même, si bien qu’on a du mal à comprendre l’enjeu des concepts d’autofiction et de fiction, dans la mesure où, du point de vue esthétique, l’ontologique prévaut sur le véridictoire :
« puisqu’il n’est de héros qu’en notre esprit il faudra donc les créer. Alors j’ai recours aux mots. Ceux que j’utilise, même si je tente par eux une explication, chanteront. Ce que j’écris futàil vrai ? Faux ? Seul ce livre d’amour sera réel. Les faits qui lui servirent de prétexte ? Je dois en être le dépositaire. Ce n’est pas eux que je restitue. » (JV, p. 113)
Les notions de fiction, autofiction et autobiographie renvoient à un univers véridictoire et à des systèmes de valeurs extra-subjectifs où la question de l’être devient impossible, comme le remarque E. Lévinas :
« L’expression ne consiste pas à nous donner l’intériorité d’Autrui. Autrui qui s’exprime ne se donne précisément pas et, par conséquent, conserve la liberté de mentir. Mais mensonge et véracité supposent déjà l’authenticité absolue du visage à fait privilégié de la représentation de l’être, étranger à l’alternative de la vérité et de la non-vérité, déjouant l’ambiguïté du vrai et du faux que risque toute vérité, ambiguïté où se meuvent d’ailleurs toutes les valeurs. La présentation de l’être dans le visage n’a pas le statut d’une valeur. » (Lévinas, 1971, p. 221)
Reste que, par rapport à cette « authenticité absolue du visage », le livre apparaît comme leurre, différance. Par rapport à la situation d’expressivité décrite par E. Lévinas, qui suppose le face-à-face des deux interlocuteurs, la communication scripturale manque à l’expression. La lettre déjà nous impose l’absence. Cette absence est plus radicale encore dans le livre où chaque pôle de la communication apparaît pour l’autre comme pure énigme. Si cette absence d’autrui qui inhibe la part expressive de la communication est aisément admise par tous ceux qui ne cherchent qu’à transmettre ou recevoir de l’information, elle devient l’horizon d’attente de ceux pour qui l’expression est le mystère même de la parole, ceux dont la conception du langage est esthétique. Pour l’écrivain, l’oeuvre littéraire est la tentative toujours reconduite parce qu’impossible d’expression. Néanmoins, en raison de son caractère esthétique, en raison de l’unicité du style de chaque auteur, une autre forme d’authenticité réapparaît, qui, comme celle du visage, se situe au niveau de la forme, au niveau de l’apparence, qui n’est pas seulement un leurre, mais l’affleurement dans le visible de l’être invisible. Ainsi, par la forme, Autrui s’exprime sans toutefois se donner, que cette forme soit visage ou style. Si bien que la différance esthétique et l’altérité ont ceci de commun qu’elles sont toutes deux exacerbation du Désir comme manque. Il en résulte que le décalage qui existe entre le face-à-face de la communication orale et le diffèrement de la communication littéraire accentue ce qu’E. Lévinas appelle la révélation de l’Infini. En effet, si l’idée de l’Infini naît du constat d’inaccessibilité d’autrui, alors l’écriture romanesque qui ne fait qu’augmenter la distance entre le désiré et le désirant, par le jeu de la différance, rend tangible cette idée de l’Infini que les leurres sociaux (mariage, possession physique d’Autrui, pouvoir) tendraient à supprimer au profit de l’idée de besoin.
Poésie comme expression d’Autrui
La spécificité de la forme esthétique, étant cette manière de rendre la langue étrangère à elle-même (Deleuze), trahit l’altérité irréductible du scripteur et ouvre ainsi sur l’infini de l’autre qui dépasse tout concept :
« Un Bien par-delà l’Etre et par-delà la béatitude de l’Un à voilà qui annonce un concept rigoureux de la création, qui ne serait ni une négation, ni une limitation, ni une émanation de l’Un. L’extériorité n’est pas une négation, mais une merveille. » (Lévinas, 1971, p. 325)
La solitude du sujet, source de misère, la difficulté d’être dans le social, la souffrance érotique convergent donc et se transfigurent dans l’écriture qui est reconnaissance d’autrui comme destinataire absent. D’autre part, la reconnaissance de l’altérité, même si elle est un acte éthique, est avant tout un acte qui transcende les catégories du bien et du mal et les idéologies morales, si bien que la prévalence de la quête esthétique est aussi bien reconnaissance de l’Autre, non pas en tant qu’il est réduit à des normes et à des règles de comportements, mais en tant qu’il les déborde infiniment et trahit d’autant plus sn extériorité appelant l’infini qu’il va à l’encontre des concepts et des lois morales qui tendent à imposer la Totalisation :
« Du seul point de vue de l’esthétisme considérant un acte, je ne pouvais l’entendre. La bonne volonté des moralistes se brise contre ce qu’ils appellent ma mauvaise foi. S’ils peuvent me prouver qu’un acte est détestable par le mal qu’il fait, moi seul puis décider, par le chant qu’il soulève en moi, de sa beauté, de son élégance ; moi seul puis le refuser ou l’accepter. On ne me ramènera pas dans la voie droite. Tout au plus pourraitàon entreprendre ma rééducation artistique à au risque toutefois pour l’éducateur, de se laisser convaincre et gagner à ma cause si la beauté est prouvée par, de deux personnalités, la souveraine. » (JV, p. 218)
Si « La conscience première de mon immortalité, n’est pas ma subordination au fait, mais à Autrui, à l’Infini. » (Lévinas, 1971, p. 82), l’esthétisme est le parti-pris de la personne contre le système, de l’autre contre la totalité. La fiction, qui vise à embellir l’autobiographie : « (Le but de ce récit, c’est d’embellir mes aventures révolues, c’estàààdire d’obtenir d’elles ce qui aujourd’hui suscitera le chant, seule preuve de cette beauté.) » (JV, p. 230), est alors à la fois le signe du mystère d’Autrui qui apparaît en même temps que la conscience de l’isolement ontologique, et la marque d’un désir de fusion tout aussi irréductible que l’est la perennité de l’extériorité. C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’évolution du personnage de Gil dans Querelle de Brest, lorsqu’il se cache et devient une sorte de prisonnier volontaire :
« Gil faisait (sans qu’il s’en doutât) l’apprentissage douloureux de la poésie. L’image de la chaîne déchirait une fibre et la déchirure s’aggravait jusqu’à permettre un passage au navire, à la mer, au monde, jusqu’à finalement détruire Gil qui se retrouvait hors de soi-même, et n’ayant plus d’existence possible que dans ce monde qui venait de la poignarder, de le traverser, de l’anéantir. » (Querelle, p. 151)
La poésie permet la sortie de soi dans le monde où la conscience refuse de com-prendre le monde comme objet. Par quoi elle est ce moment de renoncement à la rhétorique décrit par E. Lévinas : « Renoncer à la psychagogie, à la démagogie, à la pédagogie que la rhétorique comporte, c’est aborder autrui de face, dans un véritable discours. A aucun degré alors l’être n’est objet, il est en dehors de toute emprise. » (Lévinas, 1971, p. 67) Si bien qu’on peut considérer la fictionalisation de la matière biographique moins comme un détour que comme le voile qui permet à l’Autre d’apparaître dans son étrangeté et d’échapper au Même.
Cette reconnaissance de l’autre n’est pas la simple reconnaissance d’une personne particulière (réelle ou fictive), elle est la première fonction du langage qui fait accéder l’informe au nom propre par quoi il peut être reconnu sans être conceptualisé, et c’est bien en ce sens pleine acceptation de l’altérité et renoncement aux forces possessives du concept dans la parole. D’où le sens de ces lignes du Journal du Voleur :
« Sur le champ, au moment où j’écrivais, peutàêtre aiàje voulu magnifier des sentiments, des attitudes ou des objets qu’honorerait un garçon magnifique devant la beauté de qui je me courbais, mais aujourd’hui que je me relis, j’ai oublié ces garçons, il ne me reste d’eux que cet attribut que j’ai chanté, et c’est lui qui resplendira dans mes livres d’un éclat égal à l’orgueil, à l’héroïsme, à l’audace. Je ne leur ai pas cherché d’excuses. Pas de justification. J’ai voulu qu’ils aient droit au honneurs du Nom. Cette opération, pour moi n’aura pas été vaine. J’en éprouve déjà l’efficacité. […] Les êtres et les choses, sans les confondre, il [mon coeur] les accepte tous dans leur égale nudité. Ainsi je ne veux plus écrire, je meurs à la Lettre. » (JV, p. 122)
Autrui, le réel et la fable
La complexité des relations qui unissent le sujet à l’autre permet de comprendre à quel point la mise en fiction est non pas une prérogative littéraire mais le principe même de la relation à Autrui, où le « réel ne doit pas seulement être déterminé dans son objectivité historique, mais aussi à partir du secret qui interrompt la continuité du temps historique, à partir des intentions intérieures. » (Lévinas, 1971, p. 51). Du coup, si la nécessité d’une distinction entre autobiographie et fiction garde sa valeur historique, elle perd de son importance quand il s’agit de questionner la littérarité du texte et même lorsqu’il s’agit de cerner le type de rapport que le scripteur entretient avec l’altérité, car si la distinction entre histoire (ou biographie) et fiction (ou mythe) semble nécessaire à une appréhension sociale (extérieure ou objective) de l’événement (et du sujet), en revanche, du point de vue de l’intimité (aussi bien celle du lecteur que de l’auteur), ce qui va importer bien davantage, c’est justement l’exhibition anhistorique de l’« in-individuel » (Mallarmé), du Sujet (Meschonnic), de l’intériorité (Lévinas), termes qui recouvrent une même réalité pouvant être définie comme la part commune, mais irréductible au collectif, de l’être humain (l’être érotique ou l’être fraternel en seraient sans doute des exemples explicites), part incommunicable et constituante de tout un chacun.
Par rapport à cette intériorité, que la littérature cherche à rendre tangible, bien que, comme le souligne E. Lévinas, elle ne soit pas directement communicable, ce qui importe, c’est l’absolue réalité de l’ensemble du champ de pensée (vécu, connaissance directe ou médiatisée des faits historiques, culture, fantasmes, projets, etc.), lequel se réorganise en vue de satisfaire à la fois le besoin et le désir du sujet, le besoin participant du Même et de la Totalité alors que le Désir participe de l’Autre et de l’Infini.
L’intériorité fixe donc à la fois la limite du sujet et d’Autrui et marque la spécificité de la solitude ontologique de l’être humain. Pourtant, E. Lévinas souligne deux aspects de l’activité humaine qui tentent de nier cette solitude : l’érotisme d’une part, l’esthétique d’autre part. L’oeuvre romanesque de Jean Genet s’avère donc particulièrement intéressante par rapport au problème de l’altérité, d’une part parce qu’elle revêt un caractère « très littéraire », de l’autre parce que la thématique est bien souvent l’érotisme, enfin parce que l’autofiction met en lumière l’intimité du narrateur-auteur (qui sera alors perçu comme absolument autre) en éclairant la spécificité du réel qu’il envisage, et donc sa manière de construire l’autre en lui-même. Ce qui nous importe, ce n’est pas tant de savoir s’il s’agit de vécu ou d’imaginaire, mais de pouvoir comprendre comment l’écriture, en tant qu’elle prend plus ou moins de distance par rapport à l’événement brut, trahit la complexité de la relation entre intériorité et extériorité. Autrement dit, qu’il y ait ou non fiction, autoàfiction ou autobiographie, chaque fois il persiste que l’écriture est un moyen de projeter le sujet dans des mondes possibles où il peut de positionner par rapport à autrui, autrement dit, se singulariser ou au contraire se socialiser. En ce qui concerne J. Genet, la mise à distance fictionnelle et le travail esthétique, loin d’être une marque de mépris de l’autre, s’avère être le signe d’un profond désir de conserver à Autrui sa part d’indéchiffrable tout en lui témoignant une attention qui laisse ouverte la possibilité de son expression, comme mystère et merveille.
Laurence Bougault.
Bibliographie
Deleuze (G.), Logique du sens, Minuit, 1969.
à Différence et répétition, PUF, 1996.
Derrida (J.), L’écriture et la différence, Seuil, 1967.
Doubrovsky (S.), Autobiographies : de Corneille à Sartre, PUF, 1988.
Europe, Jean Genet, n°808-809, août-sept. 1996.
Lévinas (E.), Totalité et Infini : Essai sur l’extériorité, Martinus Nijhoff, coll. « LGF/biblio/essais », 1971.
Lejeune (P.), Le pacte autobiographique, Seuil, 1975.
Molinié (G.), Eléments de stylistique française, PUF, coll. « Linguistique nouvelle », 1986/91.
Genet (J.), Querelle de Brest, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1953. (Querelle en abrégé)
– NotreàDameàdesàFleurs, L’Arbalète, coll. « Folio », 1948. (ND en abrégé)
– Journal du voleur, Gallimard, coll. « Folio », 1949. (JV en abrégé)
– Miracle de la Rose, L’Arbalète, coll. « Folio », 1946.
– Le Funambule suivi de L’Enfant criminel, L’Arbalète, 1958.
– Pompes funèbres, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1978.
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Séminaire 1
FORMES ET NORMES EN POÉSIE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Depuis sa création, l’Association Internationale de Stylistique vous propose des articles sur des thèmes de recherche précis. Le premier thème portait sur Formes et Normes en poésie moderne et contemporaine .
Table des matières
Formes et Normes en poésie moderne et contemporaine
Table des matières
Introduction
PINSON Jean-Claude, « D’un lyrisme poikilos »
MOLINIE Georges, « Complexité de la simplicité en poésie contemporaine »
GARDES-TAMINE Joëlle, « Normes en poésie contemporaine »
KURTS Lia, « Olivier Cadiot ou la poétique des objets trouvés »
BOUGAULT Laurence, « Rimbaud agrammatical ou créateur de langue : Réflexions sur la syntaxe de l’Illumination Enfance‘ »
HIMY Laure, « Poésie contemporaine et pratique sym-phonique : l’exemple de Pierre Jean Jouve »
JULY Joël, « Formes nouvelles de la chanson française »
BOUGAULT Laurence, BOURKHIS Ridha, Entretiens avec Michel COLLOT
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Stéphane Gallon
LES VALEURS D’UN AVALEUR DE VALEURS
ou
Etude lexico-sociologique de la lexie valeur dans les dictionnaires
ou
« La structure des évolutions idéologiques »
Signe de la richesse conceptuelle de ce mot et de son histoire mouvementée, les significations de la lexie « valeur » sont pléthores. Le Petit Robert[1] ne contient pas moins de quatre rubriques générales qui se subdivisent à leur tour en plusieurs définitions contenant chacune jusqu’à quatre acceptions. Y voisinent des significations aussi différentes que « ce en quoi une personne est digne d’estime », « bravoure », « caractère mesurable (d’un objet) en tant que susceptible d’être échangé, désiré », « Titre représentatif d’un droit financier d’une créance », voire « Mesure (d’une grandeur variable) », « Durée relative (d’une note, d’un silence) », « Qualité (d’un ton plus ou moins foncé ou plus ou moins saturé) » ou même « sens (d’un mot) ». Plus gênant, cette dernière définition n’appartient pas à la même rubrique que l’exemple « La valeur expressive d’un mot », un ensemble porte sur la valeur des biens mais le syntagme « objet de valeur » se trouve dans un autre, « Mot mis en valeur dans la phrase » est placé à la fin d’une partie évoquant la dimension pécuniaire, etc. Ce sont, en fait, les rubriques générales qui posent problème : « I. Qualité d’une personne », « II. Caractère d’un bien marchand », « III. Qualité, intérêt d’une chose », « IV Importance d’un élément dans un système ». Les trois premiers titres ne devraient-ils pas tous être des sous-parties du dernier ? Les second et troisième ne sont-ils pas forcément appelés à se recouper ? L’édition de 2009 du Petit Larousse[2] juxtapose, quant à elle, douze définitions différentes, toutes mises au même niveau. Même en fermant les yeux sur les risques d’éparpillement et de dispersion engendrés par une telle profusion, il paraît bien difficile de comprendre ce qui motive l’ordre choisi. Le lecteur est aussi en droit de se demander pourquoi une des acceptions occupe dix-sept lignes alors que toutes les autres de deux à six lignes, voire même, dans un cas, une demi-ligne.
Pour débroussailler ce maquis, comprendre ces rapprochements étonnants et tenter de donner un peu de cohérence à ce qui dans ces dictionnaires ne semble bien souvent que juxtapositions discutables et aléatoires, nous nous intéresserons à une autre définition du Robert : « Ce qui est vrai, beau, bien, selon un jugement personnel plus ou moins en accord avec celui de la société de l’époque : ce jugement. Les valeurs morales, sociales, esthétiques.» Nous chercherons à montrer que bien qu’apparue tardivement cette acception sous-tend en fait toutes les précédentes et révèle une cohérence diachronique qui en dit long sur l’histoire de notre société.
Mais commençons par préciser ce que, durant tout cet article, nous entendrons par « valeur ». La dernière définition mentionnée ci-dessus est en fait une reformulation de ce que Perelman et Olbrechts-Tyteca[3] classent dans les prémisses de l’argumentation et plus précisément dans les types d’objet d’accord existant entre l’argumentateur et son auditoire. Ces deux auteurs distinguent en effet « les faits et vérités » qui « expriment le réel » des « valeurs qui concernent une attitude envers le réel ». Ils considèrent « les valeurs comme objets d’accord ne prétendant pas à l’adhésion de l’auditoire universel ». Ils les divisent en deux grandes familles : « des valeurs abstraites telles que la justice ou la véracité, et des valeurs concrètes telles que la France ou l’Eglise ». Robrieux dans ses Eléments de Rhétorique et d’Argumentation, même s’il diverge un peu de ses prédécesseurs, aide à affiner ce concept :
« Les « valeurs » sont des repères moraux admis par une société donnée, jouant à peu près le rôle des axiomes et des théorèmes en mathématiques. Ce sont en quelque sorte des « lieux éthiques ». On peut les classer en deux catégories : les valeurs abstraites et les valeurs concrètes. Les valeurs abstraites peuvent être universelles, c’est-à-dire admises par tout homme quels que soient l’époque et le lieu considérés : le bien, le beau, le bon, le pur, l’absolu, le parfait, le vrai en font partie. Elles peuvent aussi être particulières et toucher principalement certains groupes humains ou certaines époques. Tels sont les cas du rang ou de la naissance sous l’Ancien Régime, ainsi que du courage, de la chasteté, de la vertu, de l’honneur, etc. [ ] Les valeurs concrètes sont des réalités tangibles : L’Etat, le bien public, la loi Certaines, les plus nombreuses, sont conservatrices (l’Eglise), d’autres dynamiques, généralement celles de la quête (la Terre sainte) ou de la revendication sociale (le peuple).[4] »
Dans le travail qui suit, nous appellerons donc valeur « tout repère ou idéal (revendiqué, au moins durant un temps, comme éthique et sacré) qui en motivant et justifiant les jugements, discours et actes d’un groupe social ou d’un individu contribue à le fonder et à l’affermir. »
A la lumière de cette définition, en confrontant dictionnaires et encyclopédies de toutes époques, nous allons maintenant reprendre dans leur ordre d’apparition les acceptions de la lexie « valeur » et tenter de dessiner ce que Kuhn dans La Structure des révolutions scientifiques appelle des paradigmes, c’est-à-dire des cadres de pensée, des ensembles « de croyances, de valeurs reconnues et de techniques qui sont communes aux membres d’un groupe donné[5] ». Conformément à la postface de cet ouvrage (« ses thèses sont sans aucun doute applicables à de nombreux domaines », 2008 : 282), nous nous demanderons s’il ne serait pas possible de transposer à l’étude des valeurs les réflexions de cet épistémologue ou si au contraire la spécificité de notre objet n’entraînerait pas certaines particularités susceptibles d’esquisser les prémisses d’une histoire non pas des sciences mais des idéologies qui ont marqué notre société.
I) LE PARADIGME FEODALO-ARISTOCRATIQUE
« Démarrage[6] » du paradigme
Si nous en croyons Le Dictionnaire historique de la langue française Rey, 1992), le substantif « valeur » est issu du verbe latin valere qui voulait dire « être fort », « être bien portant », « être puissant », « être en vigueur », « être influent ». Ce même dictionnaire précise qu’employé avec l’infinitif ce verbe signifiait encore « avoir la force ou le pouvoir de ». En toute cohérence, la première acception de ce verbe citée par Greimas dans son Dictionnaire de l’ancien français (2004) est « Avoir de la valeur, de la force ». Sans surprise, il illustre sa définition par une citation de Bodel qui, rappelons-le, est l’auteur d’une chanson de gestes relatant les exploits guerriers de Charlemagne, La Chanson des Saisnes : « Je commenc, car mius de ti vail ». La lexie valor semble apparaître, quant à elle, pour la première fois dans La Chanson de Roland. Nous pouvons par exemple lire dans la laisse XL « Sa grant valor, ki pourreit acunter ? » ou dans la laisse CXLI « Itel valor deit aveir chevaler[7] ». A chaque fois, nous retrouvons un contexte guerrier.
Comme tendent à le montrer tous ces exemples, la première « valeur » reconnue par un groupe social semble donc être la force physique dans le combat. Ce constat est en parfaite adéquation avec l’avènement de la société féodale qui sépare justement les hommes en laboratores, oratores et bellatores ou, comme l’explique Eadmer de Canterbury, en moutons, bœufs et chiens :
« La raison des moutons, c’est de fournir du lait et de la laine ; celle des bœufs de travailler la terre ; celle des chiens de défendre des loups les moutons et les bœufs. Si chaque espèce de ces animaux remplit son office, Dieu les protège [ ] Il a établi les uns à les clercs et les moines à pour qu’ils prient pour les autres et que, pleins de douceur, comme les moutons, ils les abreuvent du lait de la prédication [ ]. Il a établi les paysans pour qu’ils fassent vivre à comme les bœufs par leur travail à et eux-mêmes et les autres. D’autres enfin à les guerriers à il les a établis pour qu’ils manifestent dans la mesure du nécessaire la force et qu’ils défendent ceux qui prient et ceux qui cultivent la terre des ennemis comme des loups.[8] »
Duby justifie le recours à la force comme valeur première à la fois par des raisons géographiques et des raisons cognitivo-culturelles. Il estime en effet que cette division des rôles est une
« parfaite adaptation des relations politiques et sociales à la réalité concrète d’une civilisation primitive et toute rurale où l’espace était immense et coupé d’innombrables obstacles, où les hommes étaient rares, séparés par des distances mal franchissables et d’une culture intellectuelle si fruste que leur conscience se montrait impuissante à percevoir les notions abstraites d’autorité : un chef ne pouvait obtenir obéissance s’il ne se montrait pas en personne et s’il ne manifestait pas physiquement sa présence.[9] »
« Décollage » du paradigme
Cependant très vite, de nouvelles acceptions de « valoir » et de ses dérivés apparaissent dans les textes. Greimas (2004), par exemple, propose comme deuxième définition de ce verbe : « 2. Servir à, être utile à : Que vaurroit mentirs ? (J. Bod) » (2004). Le Dictionnaire historique de la langue française estime même que, dès La Chanson de Roland, certaines occurrences de « valor » signifiaient « ce qu’une personne est estimée pour son mérite, ses qualités ». Symptomatiquement, dans le Dictionnaire du moyen français de Greimas, l’ordre des définitions change : « 1. Qualité (morale, guerrière, etc.) [ ] 2. Force, par opp. à faiblesse (Mont.)[10]». Ce qui était premier est devenu second et ce, même dans la première définition. Il est aussi intéressant d’observer que ce dictionnaire souligne que le mot a tendance à changer de nombre : « souvent au pluriel : mais leur disoit-elle, voz valleurs ne tiennent tant obligee a vous aimer (Beaugué). » Comment expliquer ces infléchissements ? Pouvons-nous les relier au paradigme féodalo-aristocratique ?
La « valeur » du mot « valeur » retrace en fait fort bien l’évolution de la féodalité. Dès le début du XIe siècle, la brutalité des bellatores et aussi la volonté de l’Eglise de discuter leur pouvoir conduisent à une dévalorisation progressive de la force pure. « Non militia, sed malitia » dit même un proverbe de l’époque. Des conciles (Charroux, Clermont, etc.) ont alors lieu dans le but de canaliser la brutalité des chevaliers et nous pouvons sans doute voir dans l’appel à la croisade d’Urbain II le passage symbolique de la valeur « force physique » à la valeur « qualité morale » :
« Qu’ils aillent donc au combat contre les infidèles ceux-là qui jusqu’ici s’adonnaient à des guerres privées et abusives au grand dam des fidèles [ ] Qu’ils soient désormais les chevaliers du Christ ceux-là qui n’étaient que des brigands ! Qu’ils luttent maintenant, à bon droit, contre les barbares, ceux-là qui se battaient contre leurs frères et leurs parents ! Ce sont les récompenses éternelles qu’ils vont gagner, ceux qui se faisaient mercenaires pour quelques misérables sous » (Marseille, V, 1997 : 110).
Alors qu’à l’origine, les « valeurs » premières du Seigneur sont toutes guerrières, moralisation et influence de l’Eglise obligent, la palette s’élargit à la plupart des valeurs chrétiennes. L’accord de paix de Verdun-sur-le-Doubs en est un bon témoignage. Etre valeureux, ce n’est plus seulement être fort au combat, c’est aussi
« protéger la veuve, le pauvre et l’orphelin, punir les méchants et poursuivre les malfaiteurs [ ] jurer de ne pas brûler les maisons, de ne pas saisir le bétail, le paysan ou la paysanne pour en tirer rançon, de ne pas couper les vignes, de ne pas vider les moulins, de ne pas s’emparer dans les pâturages, entre le carême et la Toussaint, des mulets, des chevaux, des juments et des poulains » (Marseille, V, 1997 : 86-87).
C’est enfin, sous peine d’excommunication, ne pas « prendre par la force quoi que ce fût à quiconque » du mercredi soir à l’aube du lundi suivant.
Étant donné que les nouvelles valeurs « mêlent dangereusement les catégories sociales et semblent donner raison aux hérétiques qui nient toute hiérarchie[11] », la noblesse ne tarde cependant pas à réaffirmer sa spécificité. Alors que vers 1080 la structure vassalique est encore un agrégat bien épars, bien fluctuant et bien fragile de dominations parfois fort ténues, dès la première moitié du XIIe siècle les princes généralisent le nouveau modèle social de telle sorte que bientôt s’édifie un véritable « réseau vassaliques qui englobe tous les sires, à un degré ou à un autre, dans la pyramide féodale » (Collard, 1999 : 109). Apparaissent parallèlement des marqueurs de plus en plus nets d’identité : les écrits généalogiques, les sceaux, les noms patronymiques, les armoiries, les cimiers, etc. Pastoureau commente : « A [la] fonction d’identification s’ajoute [ ] une fonction de proclamation : « Voilà qui je suis ! »[12] » L’affermissement est tel qu’à partir des années 1180-1200, dans une famille, seul l’aîné est bientôt autorisé à porter les armoiries familiales « pleines ».
A noter que, comme le signale l’utilisation non pas du latin mais de la langue vernaculaire pour décrire les armoiries, ce processus s’opère en dehors de l’Eglise. Autre transformation allant dans le même sens, les vêtements masculins des nobles deviennent plus colorés, plus longs, plus ornementés et ce, encore une fois, au grand dam de l’Eglise qui décidément perd du terrain Pastoureau, 2004, 220). A cause de la conjoncture favorable, « les fins dernières paraissent moins imminentes », le pouvoir est donc pensé « en des termes plus détachés de la perspective du salut » (Collard, 1999 : 102). Dans sa hiérarchisation de la société, Benoite de Sainte-Maure ne met effectivement plus à la première place les clercs mais les chevaliers. Autre signe des temps, Thomas Beckett, pourtant archevêque de Canterbury, est assassiné sur ordre du pouvoir. En toute logique, les valeurs chrétiennes commencent à reculer au détriment de valeurs comme l’affabilité, la générosité, l’éloquence, la maîtrise de soi, la magnanimité (Collard, 1999 : 106).
« Vitesse de croisière »
Au début du XIIe siècle, les esquisses de théorisation et de rationalisation de la féodalité qu’étaient celles d’Adalbéron, de Gérard ou d’Abdon de Fleury sont reprises, approfondies et complexifiées. Hugues de Fleury remet au goût du jour les réflexions sur le politique, le De officiis de Cicéron est relu et surtout Suger s’appuyant sur le pseudo-Denis, commenté parallèlement à la même époque par Hugues de Saint Victor, transpose au terrestre la hiérarchisation céleste. Hugues de Fleury puis Jean de Salisbury lui emboîtent le pas en affirmant que les rapports sociaux sont à l’image de la nature, à l’image d’« un corps dont le prince est la tête, les guerriers les mains, les paysans les pieds et la cour le cœur » (Collard, 1999 : 100).
Plus le paradigme s’impose et se généralise, plus il s’institutionnalise. Les princes s’appuient sur une administration de plus en plus puissante et organisée. La cérémonie de l’adoubement se ritualise. Un droit proprement noble se met en place « notamment en ce qui concerne les règles de partage des biens, destinées à favoriser le fils aîné.[13] » Partout, la tendance est alors à la spécialisation : la curia regis se fragmente en secteurs, les baillages se subdivisent en châtellenies, prévôtés, vigueries ou vicomtés (Collard, 1999 : 145), la hiérarchisation s’affine. Pastoureau (2004 : 220), à la suite de Fossier, parle d’
« un « encellulement » de l’ensemble des classes et des catégories sociales. Chaque individu à noble ou roturier, clerc ou laïque, paysan ou citadin à est désormais placé dans un groupe et ce groupe, dans un groupe plus large. La société tend ainsi à devenir une mosaïque de cellules inscrites les unes dans les autres. »
Même l’héraldique est touchée par cette vague : elle acquiert un lexique et une syntaxe de plus en plus spécialisés, des hérauts d’armes codifient les règles, des armoriaux apparaissent dans toute l’Europe (Pastoureau, 2004 : 233-34).
En un mot, le paradigme et ses valeurs dominantes se fixent. L’aristocratie devient une telle évidence qu’il ne vient plus à l’idée de personne de la contester. Certes, on pourrait bien sûr alléguer que la monarchie la remet au contraire de plus en plus en cause mais ce serait oublier que, tout au long du Moyen Age, les nobles restent les maîtres du jeu. Dès le début du XIIe siècle, ils barguignent leur hommage au roi qui est bien incapable de les mettre au pas. Par la suite, ils imposent leur présence aux Conseils royaux, créent des ligues baronniales, obligent constamment les monarques à reculer. Les incidents de 1314-1315[14] et les incertitudes dynastiques de 1316, 1322, 1328 sont autant d’événements qui confortent l’ambition des Grands (Collard, 1999 : 158). Comme le résume, en 1329, un clerc anglais : « le poer le roi de France est sis restraint qu’il ne peut rien décider saunz l’assent [ ] des paires de France » (Collard, 1999 : 164). Sous les Valois, la monarchie perd même du terrain. Jean IV de Montfort, Gaston Phoebus et bien d’autres regimbent. La Praguerie (1440), la ligue du Bien public, le traité de Conflans (1465), la Guerre folle (1485-1488) montrent et remontrent que les nobles sont bien loin d’avoir le collier au cou et que notre jolie vision linéaire de l’essor monarchique (Philippe Auguste, Saint Louis, Louis XI, François Ier) est en grande part une reconstruction moderne voire contemporaine. Ce n’est évidemment pas un hasard si la lexie « absolutiste » n’apparaît que vers 1530 (Collard, 1999 : 229). Durant tout le Moyen Age, le roi est perçu avant tout comme un suzerain. Un bon monarque ne réduit pas ses vassaux mais au contraire s’appuie sur eux et les soutient. A la fin du XVe siècle, le règne autoritaire de Louis XI est d’ailleurs considéré par tous comme « une regrettable parenthèse d’excès tyrannique » (Collard, 1999 : 205). La meilleure preuve que le paradigme féodalo-aristocratique n’a guère était entamé par la monarchie est que, quatre siècles après l’étape du décollage, les valeurs féodales dominantes sont toujours les mêmes (magnanimité, libéralité, loyauté et courtoisie[15]) et que, comme aux origines, la noblesse reste la référence absolue :
« toujours vivante était l’idée selon laquelle la noblesse devait servir de référence, de modèle, de point de mire pour l’ensemble de la société, qu’elle se devait d’être « vertueuse », selon une formule inusable remontant à Juvénal et qu’elle avait, grâce à ses ancêtres, quasiment grâce à ses gènes, davantage de raison de l’être » (Contamine, 2002 : 991).
Autre constante du paradigme, au nom du fait que chaque « manière de gens » représente « un degré différent de perfection humaine » (Jouanna, 1996 : 59), au XVIe siècle la société est hiérarchisée comme au Moyen Age. Elle se subdivise en gens « sans qualité », « honnêtes personnes » (procureurs, sergents, petits marchands, etc.), « honorables personnes » (marchands aisés, avocats, officiers de justice et de finance, etc.), « nobles hommes » (roturiers parvenus adoptant un genre de vie nobiliaire), « écuyers », « chevaliers », « princes ». Un écuyer est un « Monsieur », un chevalier un « Messire ». Lui seul peut bénéficier de l’appellation « haut et puissant seigneur ». Les princes sont des « Monseigneurs », on les qualifie d’« illustres et excellents » (Jouanna, 1996 : 60).
Symptomatiquement, dans le Dictionnaire français-latin de Robert Estienne de 1549, les expressions recensées à la rubrique « valeur » reflètent cette vision pyramidale de la société : « Homme de grande valeur, qu’on ne scauroit trop estimer, Quantiuis pretii homo. Homme de nulle valleur, Trioboli homo, Nullo numero homo, Minimi pretii, Nugalis ». Les adjectifs « vilis » (racine, rappelons-le, du substantif « vilain ») et « mendicum » (dont le sens propre est « mendiant, indigent ») sont explicitement posés comme antonymiques de « valeur ». Tout juste si certains hommes sont même considérés comme tels : « Vng homme de petite valeur, côme qui diroit ung demi homme de neant, Homo semissis. » Toujours comme au Moyen Age, dimensions morale et sociale fondent la hiérarchisation : « Chose de petite valeur et estime, Friuolum, Exile ». Ce dernier adjectif est d’ailleurs particulièrement intéressant surtout si on l’associe à un des syntagmes qui le suit : « De très peu de valeur, Perinfirmus ». « Valeur » et « force physique », comme au commencement du paradigme, se retrouvent réunies. A noter que les mêmes exemples et les mêmes traductions seront réutilisés, une cinquantaine d’années plus tard, dans le Thrésor de la langue française de Nicot (1606).
En 1680, dans le Dictionnaire françois de Richelet, une inflexion se fait cependant sentir :
« Ce mot se dit des personnes & signifie courage. C’est une vertu qui au milieu des plus grans perils fait entreprendre de belles actions. La parfaite valeur est de faire sans témoins ce qu’on seroit capable de faire devant tout le monde. La vanité, la honte & le temperament sont en plusieurs la valeur des hommes & la vertu des femmes. La valeur est dans les simples soldâs un métier périlleux. La parfaite valeur & la poltronnerie complette sont deux extremitez où l’on arrive rarement. Mémoires de Monsieur le Duc de La Roche-Foucaut. La valeur n’attend pas le nombre des années. Corneille, Cid a2s2. Couronner la valeur. Ablancourt, Bér. »
Non seulement la dimension morale se resserre autour du concept de courage, qui était précédemment inclus dans la magnanimité, mais l’isotopie militaire redevient prégnante. Les définitions de « valeureusement » et de « valeureux, valeureuse » en sont la confirmation : « avec courage, avec valeur [se battre valeureusement] », « plein de valeur, plein de cœur, courageux, vaillant ». Les deux exemples proposés vont dans le même sens : « Valeureux guerrier, Valeureuse Amazone ».
« Turbulences »
Parallèlement à ce recentrage vers la première acception du mot, une tension semble sourdre. Nous découvrons dans la définition de « valeureux » un ajout significatif : « Le mot de valeureux est plus de la poésie que de la prose ». De plus, la définition ci-dessus, même si elle est encore, et de loin, la plus longue (14 lignes sur 18 lignes, soit approximativement 78% de l’ensemble du texte) n’est plus la première et surtout, insidieusement, le « courage » est présenté comme étant parfois en réalité de la vanité, de la honte ou de la poltronnerie. Autre détail, qui, nous le verrons, est bien loin d’être gratuit, Richelet refuse un courage « voyant ». Enfin, le dernier exemple associe les lexies « valeur » et « couronner ».
La lexie « valeur » est ici en train « d’avaler » les « valeurs » qui traversent la société. Les tensions que nous venons de relever reflètent les luttes de pouvoir que sont en train de se livrer la monarchie et la noblesse. Au début du XVIIe siècle, comme au Moyen Age, la royauté « coutumière et bonhomme » (Marseille, X, 1997 : 67) gouverne avec les Grands mais la guerre contre l’Espagne va modifier en profondeur les rapports de force. La noblesse va soudain être perçue comme un obstacle au bon développement de la nation, comme une institution ne répondant plus correctement aux besoins de la situation et pouvant même devenir une forte source de nuisance, Anticipant sur certaines des idées politiques du Léviathan d’Hobbes, le conseiller d’Etat Cardin Le Bret écrit symptomatiquement à peu près à cette époque : « La souveraineté est non plus divisible que le point en géométrie » (Ibid.). De même, Philippe de Béthune, dans un traité général de « bon gouvernement », conseille de « Rogner les ailes, et raccourcir les moyens de quelqu’un qui s’élève et se fortifie trop » (Ibid.). L’un et l’autre ne tarderont pas à être écoutés au plus haut niveau. Le 10 mai 1632, le maréchal de Marillac est exécuté par le pouvoir royal. Le 30 octobre de la même année, c’est le tour du duc de Montmorency, pourtant maréchal de France et gouverneur du Languedoc. Le 12 septembre 1642, Henri Coiffier de Ruzé d’Effiat, marquis de Cinq-Mars, connaît à son tour les délices de l’échafaud.
Un usage symbolise plus que tout autre la lutte que sont en train de se livrer les « partisans de la raison d’Etat et les champions des valeurs nobiliaires traditionnelles » : le duel. Car même si Richelieu justifie officiellement son édit d’interdiction par la volonté de ne pas voir la France perdre le sang de sa valeureuse jeunesse, le véritable enjeu est bien sûr ailleurs :
« Interdire le duel, c’est interdire aux membres du second ordre de « faire acte de beste brutte » et les obliger à ne répandre leur sang que pour le service du roi. C’est interdire aussi aux aristocrates de se targuer d’un comportement qui les situerait à l’écart des autres ordres. Pour la haute noblesse [ ], défendre le duel c’est manifester au contraire « le désir de faire voir à un chacun la franchise de son courage », c’est rappeler, plaide alors Condé, la « coutume qui fait consister l’honneur en des actions périlleuses » » (Ibid., 69).
On comprend d’autant mieux pourquoi les duels se devaient d’être publics. Il fallait « qu’on vît bien que l’honneur était réparé » (Ibid., 68). On comprend aussi pourquoi dans la définition de Richelet la bravoure et le courage reviennent en force. Ce sont des valeurs identitaires pour les aristocrates. La tension relevée dans cette même définition s’explique quant à elle par le fait que l’idéologie étatique, monarchiste, gagne de plus en plus de terrain. Préciser que la vraie valeur, le vrai courage ne demande pas de spectateurs est bien sûr une remise en cause indirecte des duels et donc de la noblesse. Terminer par l’exemple du Cid, pièce dans laquelle un grand seigneur fait allégeance au roi, a la même signification que d’associer en toute fin de définition le mot « valeurs » à une lexie dérivée du substantif ô combien symbolique « couronne ».
Mais comment justifier la présence d’un tel débat non pas dans un dictionnaire de 1640 mais de 1680 ? Certes, l’on pourrait alléguer l’existence d’une rythmique temporelle bien différente de la nôtre et d’un décalage bien plus important que maintenant entre les faits et leur propagation à l’ensemble de la société mais ce serait oublier que la rivalité entre l’aristocratie et la monarchie ne s’est évidemment pas arrêtée avec la confiscation de la violence par l’état. La perte de pouvoir des états provinciaux, la montée en puissance des commissaires départis, la Fronde, la trahison de Condé, l’arrestation de Fouquet, la délégation de pouvoirs à Colbert, le déplacement de la Cour à Versailles sont autant d’épisodes qui ont pu motiver la définition de Richelet. Ajoutons qu’un « paradigme » n’est pas un fait divers, n’est pas un simple événement qui s’efface du jour au lendemain mais plutôt une lame de fond qui met autant de temps à grossir qu’à disparaître et continue donc à se propager bien après son onde de choc.
Il faut en fait attendre 1690 et le dictionnaire de Furetière pour que la noblesse soit explicitement stigmatisée. La rubrique « valeur » y contient quatre entrées. Le paradigme que nous sommes en train d’étudier est relégué à la quatrième de ces entrées. Sur trente lignes de définition, seules six lui sont consacrées, soit aux alentours de 20% alors que, rappelons-le, dix ans auparavant, dans le Richelet, la proportion était de 78%. Les connotations négatives, les réticences, réserves et minimisations sont plus nombreuses que jamais : « ardeur belliqueuse », « La valeur est souvent accablée sous le nombre. La valeur doit estre gouvernée par la prudence ». Certes, la célèbre citation de Corneille, « La valeur n’attend pas le nombre des années », est emphatisée par un traitement typographique qui la fait comme saillir au milieu du texte mais ne devons-nous pas y voir justement la preuve que le noble, s’il veut être reconnu comme valeureux, doit se soumettre au roi ? Ne pouvons-nous aussi y voir un écho au fait qu’un certain Louis XIV a pris le pouvoir à l’âge de vingt-deux ans ?
En 1694, la première édition du Dictionnaire de l’Académie confirme ce qui précède. La définition qui nous intéresse n’occupe plus que six lignes soit 11,5% de la totalité. On y spécifie que l’adjectif « valeureux » « n’a plus guere d’usage qu’en Poësie. » Le Cid n’est même plus évoqué. Autrement dit, s’il a trop de qualités, un noble, même s’il est soumis au roi et lui rend d’immenses services, est encore de trop. Symptomatiquement est aussi associé à la valeur, pour la première fois, un thème bien peu héroïque, la défense : « vertu qui consiste à combattre courageusement, soit en attaquant soit en se deffendant ». Enfin, il est explicitement notifié que la valeur n’est plus automatiquement du côté des gagnants : « la fortune ne seconde pas toujours la valeur ». A bon entendeur salut. Louis XIV règne sans partage depuis maintenant trente-trois ans, l’aristocratie est morte politiquement, « Les chênes [sont devenus] des roseaux[16] ». Les dictionnaires l’ont entériné.
Les éditions de 1740 et de 1762, reprenant pratiquement mot pour mot celle de 1694, prouvent que, même après la mort de Louis XIV, un statu quo social s’est établi. Une différence minime n’est cependant pas sans intérêt : « vertu qui consiste à combattre courageusement, soit en attaquant soit en se deffendant » devient « vertu qui consiste à s’exposer courageusement à tous les périls de la Guerre ». Autrement dit, la seule légitimation du courage, de l’honneur, est la guerre. Autrement dit encore, la valeur n’est plus reconnue que lorsqu’elle est au service du pouvoir. L’absolutisme aurait-il définitivement gagné ? Le paradigme féodalo-aristocratique aurait-il vécu ses dernières heures ?
Croire que l’on peut effacer une dizaine de siècles en seulement quelques années serait faire preuve de beaucoup de naïveté. La proie est à terre mais les soubresauts seront multiples avant l’agonie. Et, paradoxalement, l’un des sursauts les plus virulents a pour lit L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Dans un très long article sur l’acception morale de la lexie que nous étudions, une longue litanie de ce que n’est pas la valeur permet certes de fustiger ce qui est de plus en plus perçu comme les caractéristiques de l’aristocratie : « susceptibilité pointilleuse », « trouvant l’insulte dans un mot à double sens », « la vue arrogante », « intrépidité aveugle et momentanée », etc. Les limites de l’honneur, du courage, de la bravoure sont aussi rappelées à plusieurs reprises : « ce délire de l’héroïsme », « c’est une vertu factice », « carnage », etc. En fin d’article, une succession de phrases ternaires met même la « valeur » bien au-dessus de son parasynonyme guerrier « bravoure » en en faisant un véritable hyperonyme : « Le courage est dans tous les événements de la vie ; la bravoure n’est qu’à la guerre ; la valeur partout où il y a un péril à affronter, & de la gloire à acquérir ». Les enjeux politiques sous-tendus sont explicités par une métaphore animale reprécisant bien les rôles de chacun : « semblable à l’épervier qui déchire la colombe, & que l’aigle fait fuir. »
Pourtant, à plusieurs reprises, le connecteur argumentatif « mais » surgit et transparaissent de plus en plus une véritable nostalgie de l’ancien monde, une idéalisation de la féodalité et ceci au point de la transformer en images d’Epinal : « l’ancienne chevalerie », « air martial », « bouclier de l’amant », « barrière des tournois », « gloire », « jours d’honneur », « casques panachés », « ces livrées qui distinguoient les chefs dans la mêlée ». La conclusion de l’article est sans ambiguïté : « la bravoure est le devoir du soldat ; le courage, la vertu du sage & du héros ; la valeur, celle du vrai chevalier. » Comme le révèle tout un réseau d’antithèses, d’accumulations, de questions rhétoriques et de phrases négatives, l’âge d’or est devenu âge de fer, les « jours d’honneur » sont devenus « tems d’apathie & d’indolence » où « nos guerriers ne souleveroient pas les lances que manioient leurs peres ». Le coupable, sans jamais être explicitement montré du doigt, est là. Nous le retrouverons bientôt, c’est notre deuxième paradigme qui doucement mais sûrement est en train de renverser le premier : « gardez-vous surtout de payer avec de l’or ce que l’honneur seul peut & doit acquitter. Celui qui songe à être riche, n’est ni ne sera jamais valeureux. Qu’avez-vous besoin d’or ? Un laurier récompense un héros. » Nous le voyons, le rédacteur est un nostalgique qui a idéalisé les valeurs de féodalité mais sent bien les limites de cette idéologie et, surtout, a parfaitement conscience que cette période est en train de disparaître. Nous comprenons un peu mieux ce soubresaut inattendu lorsque nous découvrons le statut du rédacteur en question, un certain M. de Pezay, capitaine au régiment de Chabot, dragons.
Nous pourrions bien sûr nous étonner de ce retour de flammes en plein siècle des Lumières dans une œuvre justement réputée comme symbolisant par excellence le progrès. Ce serait d’abord oublier que notre lecture de l’Encyclopédie doit beaucoup à celle des positivistes et scientistes du XIXe siècle, voire à celle de l’école de Francfort[17]. Ce serait aussi oublier que l’affaiblissement progressif de la royauté a redonné un peu de vigueur à l’aristocratie, ce qu’encore une fois l’histoire des duels met particulièrement bien en valeur. Marmion cite l’exemple en 1790 d’une conversation entre Mirabeau et un certain abbé Maur durant laquelle le premier aurait répondu au second : « Je vous permets de prendre date. Vous serez le 321e à qui je dois rendre raison[18] ». Enfin et surtout, si la noblesse n’a plus autant de pouvoir politique qu’avant Richelieu, elle continue à donner le ton. Elle a perdu le combat politique mais absolument pas le combat de la représentation :
« Jamais civilisation n’a été aussi aristocratique que celle des Lumières. C’est son esprit et ses goûts qui font la « mode ». C’est elle qui montre ses carrosses dans les avenues, ses pur-sang dans les hippodromes, encourage l’édification de théâtres et d’opéras où elle occupe les premières loges, construit des hôtels et des « folies » qu’alimente en objets de luxe une rente foncière qui a largement profité des « bons » prix agricoles » (Marseille, XII, 1997 : 61).
Tous les bourgeois du XVIIIe siècle ne rêvent que de se faire anoblir et le retour de flamme nobiliaire repéré ci-dessus se concrétise d’ailleurs le 22 mai 1781 quand le maréchal Henri de Ségur « impose aux futurs sous-officiers de faire la preuve de quatre quartiers de noblesse » (Ibid., 63). Autre détail significatif, quand les armateurs nantais nomment leurs bateaux, la majorité loin de choisir des noms à valeur républicaine opte pour Le Marquis-de-Bouillé, Le Duc-d’Orléans voire Frédéric-le-Grand (Ibid., 65).
« Crash »
La vanité des efforts des nobles réactionnaires comme celle de M. de Pezay pour restaurer les heures de gloire du premier paradigme est cependant scellée dès L’Encyclopédie. En effet dans cet ouvrage, l’article que nous venons d’évoquer est précédé d’un autre à l’intitulé déjà en soi révélateur : « Bravoure, valeur, courage, cœur, intrépidité ». Non seulement la lexie « valeur » n’a plus droit à la primauté mais l’hyperonyme qu’elle était ci-dessus devient hyponyme : « Les termes bravoure, valeur, intrépidité, ont une acception moins étendue que ceux de cœur et de courage. » La valeur devient un courage spécifique, un courage dévalorisé. Elle est « le courage accompagné d’une sorte d’ostentation qu’on aime dans la jeunesse ». Comme pour enfoncer une banderille de plus, le mot « intrépidité » lui est associé. Il est tentant de relier cette inflexion à la désacralisation que connaît à la même époque le pouvoir. En quelques années, le « Bien aimé », qui en tant que roi reste tout de même le représentant de l’ordre des aristocrates, devient le « mal aimé ». Tout ou presque est dit sur lui. Il fait enlever des fillettes pour satisfaire son appétit sexuel. Sa « putain royale », la Pompadour, ruine l’état. Pour se soigner, il fait saigner des enfants errants. Pour s’enrichir, il agiote et orchestre un « pacte de famine » (Ibid., 91). Jamais de tels propos n’auraient pu être tenus aussi ouvertement sous Louis XIV. Et surtout, décision ô combien symbolique, il renonce à guérir par le toucher les écrouelles[19].
Les dictionnaires de la fin du XVIIIe siècle confirment ce processus de désacralisation du paradigme. Le Dictionnaire critique de la langue française de Féraud, (1787-1788) reprend mot à mot trois ou quatre passages de l’Encyclopédie mais en élimine totalement l’esprit de nostalgie et réduit l’acception du mot par le rajout d’une parenthèse qui fait retomber le bel élan de la phrase ternaire : « Le courage est dans tous les Evènemens de la vie ; la bravoûre n’est qu’à la guerre ; la valeur est partout où il y a un péril à affronter, et de la gloire à acquérir, (mais ce n’est que dans le métier des armes) ». L’article « valeureux » de ce même dictionnaire ne contient quant à lui que des exemples à l’imparfait ou sous le signe du passé : « Guillaume III était valeureux », « Ces mots vieillissent depuis longtems » ; « La Bruyère met Valeureux au nombre des mots qu’il regrettait ». Un simple remplacement d’adjectif dans la 5ème édition du Dictionnaire de l’Académie conduit à la même conclusion. Là où l’édition de 1762 contenait « Valeur héroïque, extraordinaire », nous pouvons lire en 1798 « Valeur héroïque. Valeur brillante ». L’étonnant, le prodigieux devient clinquant et superficiel.
Au XIXe siècle, l’acception que nous étudions se résume à deux mots dans le Dictionnaire français et géographique (1836) de Babault et elle n’apparaît même pas dans le Dictionnaire étymologique, critique, historique, anecdotique et littéraire de Noël qui passe sans état d’âme de l’article « valetage » à l’article « valeureux, euse ». Bescherelle (Dictionnaire national ou dictionnaire universel de la langue française, 4ème éd., 1856), Larousse (Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, 1866-1877) et Littré sont plus prolixes mais là encore les exemples sont des plus révélateurs.
Dans le premier, on trouve certes des citations rappelant l’ancien paradigme mais elles sont bien moins nombreuses que celles qui le contestent et surtout elles sont ordonnées de telle façon qu’elles perdent systématiquement de leur effet. Bescherelle après un préliminaire sans équivoque enchaîne avec deux citations minimisant le mot :
« La valeur ne peut être une vertu qu’autant qu’elle est réglée par la prudence ; autrement c’est un mépris insensé de la vie, et une ardeur brutale ; la valeur emportée n’a rien de sûr. (Fén.) Sous des cheveux blanchis la valeur est tranquille (De Belloy.) »
La citation de La Harpe qui suit vient certes redonner quelques lettres de noblesse à la valeur, « Est-il à la valeur un mur inaccessible ? », mais c’est pour être aussitôt contestée par celle qui suit, une citation de Piron : « Il faut à la valeur l’appui de la sagesse ». Symptomatiquement, de même, le seul auteur qui a droit à deux citations, Crébillon, s’oppose explicitement aux valeurs seigneuriales : « La seule valeur défend mal un état ». Par le biais d’un connecteur logique, deux autres citations totalement hétérogènes semblent comme associées, ce qui fait que la deuxième neutralise totalement la première : « La valeur marque le premier rang. (Bis.) Mais que peut la valeur sans le secours des dieux ? ». En toute cohérence, l’article s’achève sur une dernière citation emphatisée à la fois par sa place stratégique, par la taille des caractères et par un tiret démarcatif : « C’est le hasard qui fait les héros ; c’est une valeur de tous les jours qui fait le juste (Mass.) ».
Dans le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Larousse, nous ne trouvons plus qu’une seule citation exaltant les valeurs féodales, celle du Cid qui, nous l’avons vu plus haut, est loin d’être univoque. Qui plus est, cette citation, précédée de l’abréviation « Allus. Littér. », ne se trouve pas dans le corps de l’article mais après les synonymes comme si c’était une curiosité ou une référence culturelle incontournable. A noter, qu’un peu plus haut, comme pour la contrecarrer, Larousse a réussi à dénicher une autre citation de Corneille jusqu’alors jamais utilisée dans les dictionnaires que nous avons consultés et relativement inattendue dans la bouche du créateur de Rodrigue : « La valeur aux duels fait moins que la fortune ». Autre « trouvaille » révélatrice, une citation de l’auteur de De la démocratie en Amérique : « A mesure qu’il se découvre des routes nouvelles pour parvenir au pouvoir, on voit baisser la VALEUR de la naissance ».
Littré innove quant à lui surtout par le fait que l’acception que nous étudions retrouve la première place. Dans tous les dictionnaires qui précédaient, elle correspondait à chaque fois à la dernière des définitions. Mais il ne faut pas se méprendre, cette place s’explique par le fait que Littré a une visée scientifique. Il tente de reconstituer l’histoire de la lexie et place donc en premier l’acception qu’il considère comme chronologiquement la plus lointaine. D’ailleurs, contrairement à tous ses prédécesseurs, il place aussi dans l’ordre chronologique les citations qu’il utilise. A ce détail près, celles-ci ramènent plus ou moins à ce que nous venons de découvrir dans les dictionnaires précédents : la mort discursive du paradigme féodalo-aristocratique.
Nous avons encore là une fidèle image du XIXe siècle, un siècle qui officiellement lutte contre le duel (seize projets de loi entre 1819 et 1822), un siècle, nous y reviendrons, éminemment bourgeois, un siècle qui à l’image de M. Homais remet en cause haut et fort, par devant, les privilèges, mais rêve, au fond de soi, d’anoblissement, un siècle qui se révolte en 1848 contre Louis-Philippe mais qui en 1875 choisira la République à seulement une voix près. Il faut certainement voir derrière l’incessante réitération des appels à une « valeur apaisée » une sorte de méthode Coué. Une nouvelle fois, l’histoire des duels confirme que ce qui est interdit, que ce qui est politiquement vaincu, discursivement de plus en plus remis en cause, est pourtant encore présent dans toutes les têtes : « Au XIXe siècle, tout le monde se bat. Parlementaires entre eux, journalistes contre politiques, journalistes contre journalistes. Le duel constitue le morceau de bravoure favori des romantiques.[20] » Le paradigme féodalo-aristocratique a perdu la bataille du pouvoir et la bataille des mots mais il n’a pas encore totalement perdu celle des représentations et des comportements.
C’est la huitième édition du Dictionnaire de l’Académie (1932-1935) qui, en fait, sonne l’hallali. Symptomatiquement, l’article commence par « signifie encore Bravoure, vaillance, vertu ». L’adverbe « encore » en dit long. Le rédacteur semble comme surpris de la survivance de l’acception. Les exemples et citations sont en nombre moindre que dans la précédente édition mais surtout les connotations dévalorisantes ont presque totalement disparu. C’est bien sûr le signe que la question de l’honneur n’est plus un sujet polémique, un sujet d’actualité encore sensible mais seulement un vieux débat dont les dernières traces sont sur le point de disparaître.
L’histoire des duels le confirme. A la fin du XIXe siècle,
« les vaudevilles raillent les pauvres bourgeois singeant les manières aristocratiques. Celles-ci se perdent en devenant spectacle, comme lorsque Jean Jaurès, pourtant rétif à l’exercice, sort son pistolet face à Paul Déroulède devant un millier de badauds et une brochette de photographes. A la même époque, les rédacteurs des Mousquetaires, revue antisémite, organisent des tournois réguliers pour donner « le petit frisson » aux dames toutes moites. Puis, la coutume s’étiole. Le dernier duel mortel date de 1903 (Ibid., 66).
L’horreur et la violence de la « Grande » guerre ont certainement aussi contribué à la chute du paradigme. Honneur, bravoure et héroïsme pâlissent quand l’on se retrouve transformé en chair à pâté dans une tranchée où pullulent rats et teignes, quand l’on se découvre pion sacrifié par des généraux incapables, quand l’on commence à comprendre et même à envier intérieurement le voisin de bataillon qui a osé déserter, quand, enfin, la guerre, loin d’être combat singulier à la loyale, devient massacre en masse et stratégie cynique. Sociologiquement, il faudrait bien sûr ajouter que le paradigme féodalo-aristocratique est resté prégnant dans les représentation tant que la noblesse, même affaiblie, a gardé un semblant de pouvoir. Il est en fait sans doute mort le jour où une certaine Madame Verdurin supplanta une certaine duchesse de Guermantes. En tous les cas, le dernier duel mentionné par Guillet où s’affrontèrent en 1967, « deux vieux messieurs » ne sachant même pas tenir une épée et « sautill[a]nt en noir et blanc », le préfet gaulliste René Ribière et le maire socialiste de Marseille Gaston Deferre, donne plus que jamais raison à la réflexion de Marx : « Hegel remarque que tous les grands faits et les grands personnages de l’histoire adviennent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce.[21] »
II) LE PARADIGME BOURGEOIS
« Démarrage » du paradigme
En fait le grand gagnant, celui qui, bien plus que la monarchie, a véritablement détrôné le paradigme féodalo-aristocratique, tortue qui l’emporta sur le lièvre, est né aux alentours du XIIIe siècle sous la forme d’abord de la lexie « value » (« n. f. (fin XIIe s, D) 1. Prix, valeur », Greimas, 2004) puis, quelques années plus tard, sous celle de « valance » : « n. f. (1247, Tailliar). 1. Valeur. – 2. Objet de valeur à 3. Fortune ». Le Dictionnaire historique de la langue française confirme : « A partir du XIIIe siècle, valeur s’emploie spécialement en parlant du caractère mesurable d’une chose, d’un bien en tant qu’il est susceptible d’être échangé (valeur d’un bijou ; valeur marchande ) ».
Sans surprise, cette nouvelle acception surgit en pleine période de croissance démographique et de développement des villes, en plein âge d’or
« des artisans boutiquiers à l’honnête aisance, des marchands de grande envergure, des capitaines d’industrie ou des financiers-négociants qui, à l’exemple des Italiens, importent le vin et exportent le drap, prennent à ferme les recettes royales et prêtent aux Grands et aux souverains » (Marseille, VI, 1997 : 38).
Autrement dit, elle correspond parfaitement à l’époque que Braudel, dans Civilisation matérielle, économie et capitalisme, a défini comme le point de départ de « l’économie-monde-capitaliste ». Paris passe alors de 80 000 à 200 000 habitants. Rouen et Montpellier atteignent les 40 000 habitants. Autour de leurs halle et beffroi, Gand, Ypres, Arras, Caen, Tours, Angers, Nantes grossissent de façon impressionnante et ne tardent pas à obtenir charges et franchises qui sont autant de signes de leur indépendance par rapport au pouvoir seigneurial. La Liberté s’avère effectivement dès les origines une des valeurs fondamentales du nouveau paradigme :
« L’épisode des foires de Champagne est symptomatique : menacées d’une captation par les monarques français, les routes commerciales contournent l’obstacle sans tomber dans l’escarcelle d’un autre pouvoir. Les villes européennes n’ont de cesse de négocier leur autonomie, se gagnant le soutien des rois contre les seigneurs féodaux, jouant les princes contre les monarques.[22] »
Durant cette période, les échanges ne cessent de s’intensifier entre villes du Nord et villes du Sud : le sel poitevin est exporté en Angleterre et à Hambourg, les vins d’Aunis et du Poitou en Flandre, Marseille devient l’un des principaux ports de transit des draps. Parallèlement, en 1252, Florence et Gènes instaurent le florin et le génois d’or et, en 1284, Venise, le ducat d’or, monnaies qui serviront de référence à toute l’Europe. C’est aussi une époque où se propagent de plus en plus l’usage de la rente et de nouvelles techniques de crédit comme les reconnaissances de dettes négociables, les créances payables sur une autre place et les lettres de change (Marseille, VI, 1997 : 39, 45). La littérature se fait bien sûr écho de cette évolution. La lexie « valeur » y apparaît de plus en plus souvent avec une signification pécuniaire : « la valeur luy en fut rendue en argent (Amyot) » (Greimas, 2001), « avoit son partaige en assez bonne valleur, car il y prenoit tailles et aydes (Comm) » (Ibid.), etc.
Cependant trois siècles plus tard, dans le Dictionnaire Français Latin de Robert Estienne, très peu de traces de cette nouvelle acception. La plupart des lexies qui pourraient être interprétées pécuniairement sont employées au sens figuré : « Quantiuis pretii homo », « Trioboli homo », « Minimi pretii ». Quand la valeur d’un objet est évoquée, les adjectifs utilisés se réfèrent plus à son utilité et à sa solidité qu’à son prix : « Instrumentum [ ] exiguum », « Friuolum, Exile », « tenuis praeda », « perinfirmus ». Seuls « mendicum » et « vilis » semblent avoir un rapport avec le nouveau paradigme mais l’un et l’autre sont si chargés de connotations qu’il serait certainement réducteur de les limiter à la seule acception pécuniaire. Quant à l’expression « Aestima harum rerum omnium pretia », elle est très ambiguë et peut fort bien s’interpréter figurativement. Même constat dans Le Thresor de la langue française de Nicot en 1606. Dans le Richelet, le nouveau paradigme apparaît certes mais la définition pécuniaire est beaucoup plus courte que la définition féodalo-aristocratique, la lexie « valeur » n’est censée être utilisée que pour les choses et le seul exemple utilisé est dévalorisant : « C’est une chose de nule, ou de peu de valeur ». Comment comprendre ces faits alors qu’évidemment le commerce, même s’il a connu des hauts et des bas, n’a cessé de se développer depuis le XIIIe siècle et que, comme le prouvent les œuvres littéraires, l’acception pécuniaire, elle, s’est de plus en plus imposée dans l’usage ?
La réponse se trouve dans le rapport du Moyen Age à l’argent. La religion est à l’époque la référence absolue or dans de nombreux passages de l’Ancien Testament, seuls les impies recherchent le profit, et la prière que le Christ confie aux hommes dans les Evangiles est sans équivoque : « Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour[23] ». Quant aux lettres de Saint Paul, puisque écrites à une période où les chrétiens pensent que la fin du monde est pour demain, elles ne s’intéressent pas du tout à la question. Tout le Moyen Age est l’écho de ce dédain. Dès la première moitié du XIe siècle, le moine bourguignon Raoul Glaber dans ses cinq livres d’Histoires écrit par exemple en parlant de l’amour des richesses : « Cette peste a sévi en long et en large parmi tous les prélats disséminées par le monde. Le don gratuit et vénérable du Christ seigneur tout-puissant, ils l’ont converti, comme pour rendre plus sûre leur propre damnation, en un trafic de cupidité » (Marseille, V, 1997 : 93). Même discours un siècle plus tard dans la bouche de saint Bernard : « O vanité des vanités, mais encore plus folie que vanité ! L’église scintille de tout côté, mais le pauvre a faim ! Les murs de l’église sont couverts d’or, les enfants de l’Eglise restent nus [24] ». Quant à saint Thomas d’Aquin, il associe à la recherche du profit rien de moins que le substantif « turpido ». L’interdiction de l’usure est sans doute la manifestation la plus visible des réticences de l’époque face à l’argent. « Nummus non parit nummos » (« l’argent ne se reproduit pas »), écrit le même saint Thomas d’Aquin qui affirme : « La monnaie [ ] a été principalement inventée pour les échanges, ainsi son usage propre et premier est d’être consommé, dépensé dans les échanges. Par suite, il est injuste en soi de recevoir un prix pour l’usage de l’argent prêté ; c’est en cela que consiste l’usure » (Marseille, VI, 1997 : 39-40).
Pourtant insensiblement le rapport à l’argent va évoluer. Se met d’abord en place toute une spéculation intellectuelle sur le concept de « juste prix ». La plupart des théologiens s’accordent pour estimer que celui-ci doit correspondre à la valeur de la chose, toute la difficulté consistant bien sûr à préciser la valeur en question. Plusieurs critères sont répertoriés. Certains reposent sur des éléments objectifs :
« la valeur de la chose déterminée selon la place occupée par celle-ci dans un ordre qui se veut naturel et hiérarchique, les coûts de production y compris le coût du travail[25] ».
D’autres sur des éléments plus subjectifs comme l’utilité, la désidérabilité, l’abondance, la rareté. Mais à chaque fois, pour être « juste », le prix doit être le fruit d’une reconnaissance collective,
« la reconnaissance par l’ensemble des opérateurs économiques, agissant sur la « place de marché », l’évaluation donnée par des experts reconnus, ou celle proposée par les autorités publiques à travers la fixation d’un prix légal. Des auteurs appartenant à divers courants théologiques ou juridiques peuvent préférer un système aux autres (c’est le cas des nominalistes, qui soutiennent la fixation légale du prix) ; mais tous s’accordent sur le principe régissant l’ensemble de ces critères de reconnaissance de la valeur, c’est-à-dire l’estimation commune » (Martina, 2002 : 1150-1151).
Il ne faudrait pas croire que le prix d’un produit est pour autant fixe. Un écart entre deux produits équivalents est possible,
« dans tous les cas où le vendeur serait pénalisé du fait d’une vente effectuée sous une pression particulière de la part de l’acheteur. Un prix supérieur au juste est alors légitime du fait que, avec la chose, le vendeur vend aussi la privation subie » (Ibid.).
Les canonistes théorisent trois cas justifiant les écarts de prix, le damnum emergens, le lucrum cessans et le periculum sortis. Le premier justifie l’augmentation du prix de vente par une perte réelle due à cette vente, le second par un manque à gagner possible et le troisième par le fait de risquer son capital (Ibid.). Nous voyons donc ici qu’en aucune façon prix et valeur ne sont des synonymes. Seul « le juste prix », reconnu collectivement et satisfaisant aux critères ci-dessus, correspond à la valeur du produit.
Il est intéressant de remarquer que ce concept de « juste prix » va perdurer jusque dans les dictionnaires de la fin du XVIIe siècle. La définition du Furetière commence par exemple par « Estimation d’une chose à son juste prix. » La reconnaissance « par l’ensemble des opérateurs économiques, agissant sur la « place de marché » » ou par des « experts reconnus » semble de même être restée longtemps un critère déterminant puisqu’on peut lire dans ce même dictionnaire : « Les promesses pour valeur receuë se négocient sur la place & sont de la juridiction des Juges Consuls. »
Grâce à l’armement spéculatif décrit ci-dessus, l’argent va, durant le Moyen Age, peu à peu perdre de son immoralité intrinsèque, ce qui fera évoluer les pratiques. Ainsi, les contrats de location et certaines rentes viagères seront jugés comme licites. De même, des formes indirectes de prêts à intérêt comme la lettre de change seront de plus en plus tolérées. Enfin, dans les cas de damnum emergens, lucrum cessans et periculum sortis, l’investissement lucratif par le biais de banque et de société sera accepté[26]. La moralisation du paradigme fera un pas de plus quand la confrérie religieuse des « pauvres chevaliers du Christ » deviendra elle-même une véritable banque de dépôts (Marseille, VI, 1997 : 40-41) et quand, surtout, les ordres mendiants offriront aux riches un moyen de concilier « la bourse et la vie éternelle » (Ibid.). La création du purgatoire lève un dernier obstacle à l’irrésistible ascension de l’argent. Un usurier s’il se repent, serait-il sur son lit de mort, peut être sauvé de l’Enfer éternel[27].
Pourtant, toutes ces mesures ne sont et ne restent qu’accommodement et pragmatisme purs. La majorité des gens a encore par rapport à l’argent une attitude que Weber dans L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme qualifie de traditionaliste. Non attirés par des gains supplémentaires, ils cherchent juste à gagner le nécessaire pour vivre. Même les plus gros commerçants ou banquiers au summum de leur fortune estiment que « leur action présent[e] un caractère d’indifférence à la morale ou s’avér[e] même contraire à la morale » (Weber, 2000 : 123). Pratiquer le commerce en détail reste d’ailleurs, pendant tout l’Ancien Régime, un motif de dérogation : « Il est censé être mesquin et conduire inévitablement au mensonge et à la tromperie, incompatibles avec la loyauté exigée des nobles » (Jouanna, 1996 : 64). Weber conclut : « lorsque la doctrine se fit plus tolérante encore, comme chez Antonin de Florence, le sentiment qu’une activité orientée vers le profit comme une fin en soi était fondamentalement répréhensible (pudendum) ne disparut jamais tout à fait » (2000 : 121). La non reconnaissance officielle de ce nouveau paradigme dans les premiers dictionnaires est la preuve que cette honte perdura au moins jusqu’au XVIIe siècle.
Il faut en fait attendre Luther pour que la situation commence à évoluer. Adaptant certaines thèses des mystiques allemands (notamment Tauler), il remet en cause l’ascèse monastique et défend a contrario l’idée que le travail intramondain (« Beruf ») est « la forme la plus haute que puisse revêtir l’activité morale de l’homme » (Ibid., 134). Dans ses rapports avec l’argent, Luther reste cependant encore « traditionaliste ». Il s’en prend à l’usure, aux prêts à intérêt, au profit capitaliste et défend le vieil argument de la non-productivité de l’argent. Estimant aussi que la profession de chaque individu est le fruit de la Providence, il intime de ne pas en changer et d’accepter sans rechigner sa place et son rang.
C’est avec la théorie de la prédestination que le véritable renversement a lieu. Contrairement aux catholiques qui pensent être sauvés par une accumulation progressive d’actions méritoires isolées, voire, comme nous venons de le rappeler, par un revirement final, les calvinistes estiment que leur sort est totalement entre les mains de Dieu. Les élus seront peu nombreux mais il existe des signes d’élection. Le premier d’entre eux est le fait d’avoir une vie sainte. Une telle vie n’étant possible qu’en s’imposant « une méthode conséquente de conduite » (Ibid., 191), les puritains se mettent à rationaliser de plus en plus leur comportement, à gaspiller le moins possible leur temps, à fuir tout ce qui détourne du travail (paresse, oisiveté, détente, trop long sommeil, etc.), à cultiver en eux contrôle de soi, examen de conscience, sérieux, efficacité, persévérance et opiniâtreté.
Un changement significatif dans le rapport à l’argent s’en suit. Calvin déjà, contrairement à Luther, estime que la richesse n’est pas incompatible avec le statut de prêtre. Au contraire, elle leur donne un certain prestige qui facilite leur tâche. Il autorise aussi les placements avec intérêt. Les métaphores utilisées par les théologiens qui lui succèdent confirment cette nouvelle orientation. Il n’est pas rare dans leurs sermons ou traités de voir Dieu comparé à un « shopkeeper » et l’homme à un client. Baxter explique de même l’invisibilité de Dieu par l’exemple du commerce par correspondance (Ibid., 202). Mais surtout, selon les puritains, on reconnaît ce qui est glorifiant pour Dieu à ses fruits. La division du travail, la spécialisation des métiers s’avèrent plus rentables, servent le bien commun, c’est donc qu’ils sont voulus par Dieu. Plus que cela
« lorsque le Dieu que le puritain voit à l’œuvre dans toutes les circonstances de la vie indique à l’un des siens une chance de profit, il le fait dans une intention précise. Par suite, le chrétien qui a la foi doit suivre cet appel et saisir la chance qui s’offre à lui » (Ibid., 266).
A la même époque, « Le livre de Job » et la parabole des talents des Evangiles sont commentés dans ce sens. S’enrichir devient pour les puritains un deuxième signe d’élection mais aussi un devoir, un commandement. L’homme est vu comme une sorte d’intendant dont la tâche première est de fructifier, de multiplier les biens de son maître. Plus que cela, puisque l’argent gagné ne doit pas servir à la jouissance, puisque le travail sans relâche est tenu pour la meilleure ascèse, les puritains sont « condamnés » à épargner et à investir. Ce qui a pour conséquence de les enrichir encore plus et donc de les confirmer dans leur choix de vie. Socialement parlant, ce refus de la jouissance et du gaspillage, cette détermination à rentabiliser ses biens est en opposition totale avec les pratiques de l’aristocratie. A l’aristocratie du sang est en train de faire place une aristocratie morale. Inutile de rappeler que c’est à cette même époque que le premier paradigme que nous avons étudié commence sérieusement à chanceler. Un monde est en train de faire place à un autre.
« Décollage » du paradigme
Les dictionnaires du XVIIe siècle contiennent quelques timides traces de ce revirement. Par exemple, pour la première fois, dans le dictionnaire de Richelet, la nouvelle acception prend la première place. Un pas important vient d’être franchi. Pas confirmé dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie où plus de lignes sont consacrées à ce paradigme qu’au précédent. Le nombre d’acceptions de la lexie « valeur » ne cesse aussi de croître. La définition du Furetière se divise par exemple en trois parties dont deux sont marquées typographiquement par la reprise en capitales de cette même lexie. Dans ce dictionnaire apparaissent les expressions « valeur reçeue », « en valeur » et surtout les significations, par rapport au Richelet, s’élargissent : « se dit aussi de toute autre estimation que celle de l’argent », « se dit absolument pour signifier ce qui est précieux. » La première édition du Dictionnaire de l’Académie amplifie ce phénomène. La définition se divise cette fois en huit paragraphes et, surtout, dans ce même ouvrage, l’utilisation de l’adverbe axiologique « bien » et la répétition du semi-auxiliaire « devoir » (même s’il est encore certainement plus aléthique que déontique) signalent un début d’inflexion morale :
« On dit pareillement, qu’Une terre, qu’une ferme est en valeur, Quand elle est bien cultivée & en estat de rapporter ce qu’elle doit produire. Et en ce sens, on dit, Mettre, remettre une terre, une ferme, des bois, des vignes en valeur pour dire, Les restablir en sorte qu’elles rapportent ce qu’elles doivent rapporter. »
La dernière définition de ce dictionnaire révèle aussi un facteur ayant sûrement joué un rôle important dans la propagation du nouveau paradigme : « En matiere de Finance, on appelle, Non valeurs, Certaines parties des tailles ou autres impositions qu’on n’a pû lever. » L’énallage final, euphémisme protecteur, fait bien sûr référence à la politique absolutiste de Richelieu, Mazarin puis Colbert. Plus que leurs prédécesseurs, ces derniers ont cherché à conforter le pouvoir royal en remplissant les caisses du royaume. Dans son « programme de réformation », Colbert n’écrivait-il pas « Je crois que l’on demeurera facilement d’accord sur ce principe qu’il n’y a que l’abondance d’argent dans un Etat qui fasse la différence de sa grandeur et de sa puissance » (Marseille, XI, 1997 : 38) ? Les chiffres parlent par eux-mêmes. En 1575, les recettes de l’état avoisinaient les 15 millions de livres, en 1635, elles s’élevaient à 208 millions de livres (Marseille, X, 1997 : 74). De 1666 à 1681, les revenus du Domaine passent de 1 160 000 francs à 5 540 000 francs (Marseille, XI, 1997 : 39). Ces trois ministres rationalisèrent les prélèvements en faisant appel à des « partisans » et des « traitants » dont ils devinrent de plus en plus dépendants, ce qui ne fit que rendre plus prégnante et cruciale la question pécuniaire. En fondant son pouvoir sur ce renforcement économique, en faisant de l’argent un levier de son action, la monarchie donne un signal fort : elle cautionne l’enrichissement, elle privilégie le deuxième paradigme aux dépens du premier.
Les conséquences économiques de ces évolutions religieuses et politiques ne se font guère attendre. Au XVIIe siècle, la Hollande, terre d’élection du puritanisme calviniste, grâce à son marché externe et aux céréales de la Baltique, se développe plus que jamais. L’Angleterre lui emboîte le pas et ses habitants, selon le mot de Voltaire, deviennent « les maîtres de la mer [28]». Au siècle suivant, prenant ce pays comme modèle, arguant que « Le commerce qui a enrichi les citoyens en Angleterre a contribué à les rendre libres » (Ibid., 66), les Philosophes balayent le vieux modèle de « l’Honnête Homme » et le remplacent par celui du Commerçant :
« Je ne sais pourtant lequel est le plus utile à un Etat, ou un seigneur bien poudré qui sait précisément à quelle heure le Roi se lève, à quelle heure il se couche, et qui se donne des airs de grandeur en jouant le rôle d’esclave dans l’antichambre d’un ministre, ou un négociant qui enrichit son pays, donne de son cabinet des ordres à Surate et au Caire, et contribue au bonheur du monde » (Ibid., 67).
La dynamique engendrée est telle qu’elle fait vaciller le premier paradigme. En 1701, un édit autorise les nobles à pratiquer, sans déroger, le commerce « sous balle et corde »[29]. En 1757, Coyer écrit un ouvrage intitulé Développement et défense du système de la noblesse commerçante, dans lequel il suggère de « Mettre l’oisiveté en action et l’indigence dans le chemin des richesses », et les vingt dernières années de l’Ancien Régime voient de plus en plus les nobles se mêler aux entreprises minières et sidérurgiques (forges d’Anzin, de Cosne, usines de Belfort, mines du Creusot, etc.), c’est-à-dire
« celles qui bousculaient les formes traditionnelles de l’exploitation familiale, sur le plan du financement en faisant appel à d’énormes associations de capitaux, sur le plan de la production et de la productivité par le recours à un outillage perfectionné, aux techniques les plus modernes, et par l’association aux entreprises d’ingénieurs et de spécialistes qualifiés. Elle a su aussi, dans un domaine qui s’essoufflait, celui du grand commerce, ouvrir des voies nouvelles, en s’associant parfois à des représentants du grand négoce et de la banque traditionnelle » (Chaussinand-Nogaret, 1976 : 123).
En toute logique, des années 1700 aux années 1780, en France, la valeur courante du produit industriel et artisanal quadruple, les industries textiles enregistrent des progressions spectaculaires, le tonnage global affecté au grand commerce ne cesse d’augmenter, le commerce avec les Antilles sucrières connaît une croissance fulgurante. Bordeaux voit la valeur totale de son commerce multiplier par vingt et Nantes s’enrichit en pratiquant de plus en plus intensivement le commerce triangulaire (Marseille, XII, 1997 : 41-55).
Avec ce dernier exemple, nous voyons que les préoccupations morales sont en train de perdre du terrain. Le recul de l’éthique ne se fait cependant pas en un jour. Il commence par une séparation du religieux et de l’économique. S’enrichir devient de moins en moins un devoir religieux et de plus en plus un devoir simplement moral. Un personnage comme Franklin est prototypique de cette phase. Fils de calviniste de stricte observance, il n’est pas protestant comme son père mais déiste. Il n’estime pas que gagner de l’argent, toujours plus d’argent, est un devoir religieux mais le moyen de donner du travail à un grand nombre de personnes, le moyen de contribuer à l’essor démographique et commercial de sa ville et de son pays. L’honnêteté (« Honesty is the best policy » Weber, 2000 : 247), l’assiduité, le sérieux, l’ardeur au travail, la ponctualité, la constance, la tempérance, le pragmatisme mais aussi bien sûr le mérite, l’esprit d’entreprise, la liberté sont ses valeurs de référence.
La morale, cependant, va, elle aussi, bientôt perdre du terrain. Déjà, Richelieu comme Mazarin, pourtant représentants de l’Eglise, n’avaient guère montré de scrupules à puiser dans les caisses de l’état. Rappelons que la fortune du dernier était estimée, à sa mort, à 40 millions de livres, soit la moitié du budget de la France en 1661 (Marseille, X, 1997 : 81). Mais surtout, dans les écrits même de Franklin, l’on voit bien que l’apparence de l’honnêteté, si elle rend les mêmes services que celle-ci, est amplement suffisante « et qu’un surplus inutile de vertu » n’est en fait qu’une « dépense improductive et condamnable » (Weber, 2000 : 91). Il conseille, par exemple, dans son autobiographie non pas d’être humble mais d’avoir une « apparence » d’humilité. Nous le voyons, la morale n’a plus qu’une fonction pratique. Elle donne confiance aux potentiels clients et permet donc de s’enrichir. L’important n’est plus d’être éthiquement irréprochable mais de le paraître. Les successeurs de Franklin s’embarrasseront encore moins de scrupules. Seuls bientôt importeront la réussite commerciale, la conquête de nouveaux marchés, l’enrichissement personnel. Ce n’est évidemment pas un hasard si en 1776, dans ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Adam Smith théorise justement le fait de suivre uniquement son intérêt personnel.
Les dictionnaires témoignent de cette évolution. Nous y détectons une hésitation constante entre approche morale ou amorale de l’argent. Dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie, la définition de « valeur » n’est plus par exemple, comme dans le Furetière, « Estimation d’une chose à son juste prix » mais « Prix d’une chose, ce qu’elle vaut. » Dans ce même dictionnaire, plusieurs des exemples confirment la remise en cause du concept de « juste prix » : « Les vins ne sont point en valeur. Les perles, les diamans ne sont point presentement en valeur ». L’adverbe « présentement » en dit long sur l’évolution en cours. Pourtant dans la troisième édition du Dictionnaire de l’Académie (1740), nous pouvons observer un retour inattendu à la conception morale : « Valeur. s. f. Ce que vaut une chose suivant la juste estimation qu’on en peut faire ». Ce « retour en arrière » s’explique peut-être par l’affaire Law qui fut un véritable choc émotionnel et sembla donner raison aux partisans d’une moralisation économique et d’un retour aux bonnes vieilles pratiques de jadis, mais il est surtout le symptôme d’une période de transition. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, plus que tout autre dictionnaire, synthétise les tendances en présence. D’une part, puisque le long article de Jaucourt est sous l’étiquette « valeur, prix. (Synonym.) », « valeur » devient explicitement et officiellement synonyme de « prix », ce qui tend à faire disparaître toute dimension morale et cela d’autant plus que les principes médiévaux du juste prix semblent dans certains passages totalement battus en brèche : « La valeur est la regle du prix, mais une regle assez incertaine, & qu’on ne suit pas toujours ». Mais, d’autre part, cet article commence par une mise au point qui cherche à préciser ce qui différencie les deux concepts de valeur et de prix et qui montre, implicitement, que la première est moralement bien supérieure à la seconde : « le mérite des choses en elles-mêmes en fait la valeur & l’estimation en fait le prix », « De deux choses celle qui est d’une plus grande valeur, vaut mieux, & celle qui est d’un plus grand prix, vaut plus. »
Il faut en fait attendre le XIXe siècle pour assister à la mort du « juste prix ». Bescherelle puis Littré expliquent en effet que la valeur est la « Qualité relative des objets en vertu de laquelle on obtient, en échange de l’un, une plus ou moins grande quantité de l’autre. » Et surtout le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Larousse (1866-1877) dit explicitement qu’ « Il n’y a pas de mesure absolue de la valeur. La valeur d’usage des choses n’est rien de plus que la somme des satisfactions positives qu’elles peuvent donner à celui qui les consomme. »
« Vitesse de croisière »
Les vannes sont ouvertes, plus rien ne s’oppose au capitalisme moderne. Idéologiquement, la bourgeoisie est en train de l’emporter. Même les plus idéalistes font allégeance au nouveau Dieu : « Oh ! argent que j’ai tant méprisé tu as pourtant ton mérite ; source de liberté, tu arranges mille choses dans notre existence » (Marseille, XIV, 1997 : 82) s’exclame par exemple Chateaubriand. Le pouvoir ne tarde pas non plus à s’incliner : Louis Philippe, roi bourgeois par excellence, s’entoure de ministres banquiers (Laffitte puis Perier) et, en 1867, une loi stipule que « l’autorité ne doit point se mêler aux transactions privées » (Marseille, XV, 1997 : 51). L’interventionnisme étatique était déjà fustigé dans L’Encyclopédie : « bien que dans les lieux où elles [les monnaies] ont été fabriquées, & où l’autorité souveraine leur donne cours, elles soient portées dans le commerce sur un pié bien plus fort ; mais c’est un mal de plus dans l’état. (D. J.) » Au XIXe siècle, le phénomène prend plus d’ampleur que jamais. Un dictionnaire comme le Trousset consacre par exemple 46 lignes aux impôts :
« Les divers impôts qui frappent les valeurs mobilières », « auxquels sont assujettis les titres d’action », « 3° l’impôt sur le revenu, établi par la loi du 19 juin 1872 et qui frappe chaque année [ ] et [ ] et [ ] s’applique aussi [ ] Il frappe en outre sur [ ][30] ».
Les connotations péjoratives omniprésentes, les répétitions du verbe « frapper » et le polysyndète final ne laissent guère planer de doute sur le point de vue du rédacteur. Notons au passage que nous avons là une nouvelle confirmation que la liberté est une valeur première du paradigme. Adams Smith fera d’ailleurs de cette thématique le cœur de l’Economie classique. Rémusat synthétisera : « Soyons laborieux pour devenir citoyens et riches pour être libres » (Marseille, XV, 1997 : 67).
En toute cohérence, Guizot lance en 1843 devant l’Assemblée son célèbre « Enrichissez-vous ». La recherche du profit devient le principal moteur et objectif de la société. Les dictionnaires se ressentent de ce mot d’ordre. Les exemples ajoutés dans la sixième édition du Dictionnaire de l’Académie montrent que l’utile et le rentable sont en train de devenir les maîtres mots : « Il a augmenté, doublé, triplé la valeur de ce bien par une meilleure culture. Ce qui donne le plus de valeur à cette terre, ce sont les bois qu’elle contient. » Le Grand dictionnaire universel de Larousse propose, quant à lui, un véritable cours pour expliquer dans quels cas une production est économiquement justifiée ou non. Une dizaine d’années plus tard, Le Nouveau dictionnaire encyclopédique illustré de Trousset donne même des conseils pour négocier les valeurs mobilières et pour recouvrer des valeurs perdues. Tout y est : le délai (« trois mois »), l’interlocuteur à saisir (« l’huissier »), les éléments à notifier (« le nombre, la valeur nominale, le numéro et la série des titres perdus ») et même le prix de l’insertion (« 50 centimes par numéro de valeur »). Boucicaut symbolise à lui tout seul cette évolution. Simple petit vendeur, il devient, avec sa femme, simple blanchisseuse, le grand patron du Bon Marché. L’aristocratie fait place à la méritocratie. Le suffrage censitaire en est une preuve vivante. Seul l’avis de ceux qui ont réussi « vaut » quelque chose. Seuls ceux qui sont utiles à la société « méritent » de voter.
Conformément à la remarque de Weber, le capitalisme « exige [ ] des outils de travail technique aux effets calculables » (2000 : 62), rationalisation et théorisation accompagnent le mouvement. Au fur et à mesure des ouvrages, la dimension scientifique se fait de plus en plus sentir. Dans L’Encyclopédie, elle n’apparaît que par le biais d’acceptions non pécuniaires. On a juste droit à un petit article d’hydraulique sur « la valeur des eaux » dans lequel on apprend tout de même qu’« un muid d’eau contient 288 pintes mesure de Paris, & qu’on peut l’évaluer à 8 piés cubes valant chacun 36 pintes 8e de 288 ». Dans le Bescherelle, les extraits évoquant la valeur pécuniaire sont suivis par un très long développement mathématique. Cette juxtaposition est déjà en soi prophétique. Elle annonce le rapprochement entre les deux domaines qu’opérera, une vingtaine d’années plus tard, dans ses Eléments d’économie théorique pure ou théorie de la richesse sociale, Walras, le père de la micro-économie. Dans le Larousse, la messe est dite : « Pour résoudre les questions importantes qui se rattachent à la valeur des choses, la science traditionnelle[31] nous offre deux théories bien connues ». La démarche se revendique haut et fort comme logique : « L’existence de ce prix moyen est un fait qui, comme tout autre fait, a une cause ou une raison d’être ». Le lexique est celui des mathématiques : « nous décomposerons le prix de chaque chose en plusieurs parties [ ]. Par là nous arriverons à une autre théorie, à une autre formule, celle des frais de production. » De véritables lois apparaissent : « le prix est en raison inverse de l’offre et en raison directe de la demande ».
Un des exemples ajoutés dans la sixième édition du Dictionnaire de l’Académie mérite aussi notre attention : « La valeur de cette marchandise est fondée sur sa rareté ». Nous avons là un raccourci annonciateur d’une nouvelle orientation de la pensée : l’analyse abstraite des facteurs intervenant dans la variation des prix. Avec Adams Smith, Ricardo, Say, etc. nous passons en effet de l’âge de la pratique empirique à l’âge de la conceptualisation théorique. Toute une réflexion se met en place sur ce qui fait la valeur de telle ou telle marchandise. Le Dictionnaire national ou dictionnaire universel de la langue française de Bescherelle en est encore une fois un parfait écho. S’appuyant sur Condillac, il fonde d’abord la valeur des choses sur « leur utilité, ou, ce qui revient au même, sur l’usage que nous en pouvons faire. (Id.) La valeur des choses est fondée sur le besoin. (Id.) ». Il reprend et développe ensuite l’influence de la rareté sur la valeur :
« Dans un lieu aride, un verre d’eau peut avoir une très grande valeur ; sur le bord d’une rivière, il n’en a presque aucune. (Id.) L’industrie donne de la valeur à quantité de productions qui sans elle n’en auraient pas. (Id.) La valeur de ces pierres brillantes, qui de tout temps ont été regardées comme des ornements précieux, n’est fondée que sur leur rareté et sur leur éclat éblouissant. (Id.) Le cuivre, l’argent et l’or, qu’on emploie dans les monnaies, ont, comme toutes les marchandises, une valeur fondée sur leur utilité ; et cette valeur augmente ou diminue à proportion qu’on les juge plus rares ou plus abondantes. (Id.) »
Les remarques ci-dessus et surtout l’exemple de l’eau préfigurent étonnamment la « fonction d’utilité marginale décroissante » des économistes marginalistes. Le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Larousse va encore plus loin puisque non seulement il cite explicitement le père de l’économie moderne (« Pour la trouver nous allons suivre la voie tracée par Adam Smith dans le sixième chapitre de son livre sur la richesse des nations ») mais contient une véritable bibliographie : « Le Traité d’économie politique de J.B Say ; les uvres de Ricardo ; Dumesnil-Marigny, Catéchisme d’économie politique ; J. A. Langlois, l’Homme et la Révolution. » La pensée économique est née et marque de son sceau les dictionnaires.
Autre signe révélateur, dès le premier quart du siècle, le paradigme s’institutionnalise. Il a droit à son temple : le palais de la Bourse. Comme l’écrit Dumas, celui-ci devient « ce qu’était la cathédrale au Moyen Age ». « Alors qu’en 1851, on y cotait 118 valeurs pour un montant global de 11 milliards, en 1869, on en cote 307 pour un volume de 35 milliards » (Marseille, XV, 1997 : 51).
Suivant les préconisations de Saint-Simon, Napoléon III, en favorisant l’investissement, donne encore plus d’ampleur au phénomène. Posant les fondements de l’armature bancaire moderne, le Crédit foncier est fondé en 1852, le Crédit Industriel et Commercial en 1859, le Crédit Lyonnais en 1863, la Société Générale en 1864. L’usage de la monnaie de papier puis du chèque est introduit par une loi en 1865. En conformité avec tout ce qui précède, le fonctionnement de la Bourse est évoqué ou même développé dans le Trousset (1886), dans le Hatzfeld, Darmesteter, Thomas, (1871-1888) ou dans la huitième édition du Dictionnaire de l’Académie (1932).
Weber insiste aussi sur le fait que la rationalisation du capitalisme s’est matérialisée par « une juridiction aux effets calculables et une administration régie par des règles formalisées » (2000 : 62). Dans les dictionnaires, cette dimension judiciaire et administrative, apparaît, nous l’avons vu, dès le Furetière. Elle se confirme plus que jamais au XIXe siècle. Nous apprenons par exemple dans le Bescherelle (1856) que « Les mots valeur reçue ne sont pas suffisants d’après la jurisprudence ; il faut ajouter ceux-ci : en espèces, en marchandises, en compte ou tous autres équivalents ». Un peu plus tard, le Littré, en abordant « la valeur-papier », fait explicitement référence à l’administration des postes. Quant au Trousset, non seulement il contient des formules juridiques du type « la date du dit exploit » mais il se réfère constamment au code du commerce et à la jurisprudence la plus récente :
« Les valeurs mobilières, admises à la cote journalière de la bourse, ne peuvent être négociées valablement que par l’intermédiaire des agents de change. Ce monopole est fondé sur l’article 76 du Code de commerce, et il est confirmé par la jurisprudence, notamment par un arrêt de la cour de cassation du 1er juillet 1885 (Aff. Force et Pelletier) ».
Les dictionnaires reflètent aussi parfaitement la spécialisation et la technicisation progressives du nouveau paradigme. Dès L’Encyclopédie, par exemple, l’acception pécuniaire se subdivise en sous-rubriques de plus en plus précises (« Comm. », « terme de lettre-de-change », « Monnoie ») et les définitions commencent à se condenser, à se conceptualiser. A titre d’exemple, alors que, comme nous l’avons dit, la « non-valeur » était définie dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie comme « Certaines parties des tailles ou autres impositions qu’on n’a pû lever », elle devient dans cet ouvrage : « une dette non exigible par l’insolvabilité du débiteur ». Nous avons aussi droit à tout un article sur la « Valeur intrinsèque ». La sixième édition du Dictionnaire de l’Académie emboîte le pas. Par rapport aux précédentes éditions, un article sur les valeurs nominale, réelle ou intrinsèque de la monnaie a été ajouté et la technicisation se poursuit par un élargissement du lexique spécialisé (« valeurs mortes », « Valeurs fictives », « valeurs en compte »). Même constat dans le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Larousse (1866-1877) où de nouveaux concepts surgissent (« valeur vénale », « valeur négative », valeur positive », « valeur de travail », « valeur d’usage », etc.) et où un techno-langage économique semble même se mettre en place. L’exemple traditionnel de la 1ère édition du Dictionnaire de l’Académie « Cette terre est en valeur » y est par exemple défini par « Etat de production en parlant des biens de la terre ». Nous pourrions tenir les mêmes propos pour le Littré qui s’appuyant sur un ouvrage de vulgarisation de l’époque (la Banque rendue facile de P. Giraudeau) distingue : « 1° valeur reçue comptant 2° valeur en compte ; 3° valeur en marchandises ; 4° valeur en moi-même ; 5° rarement valeur entendue ».
La sixième édition du Dictionnaire de l’Académie contient, quant à elle, une nouveauté de taille confirmant la spécialisation du paradigme. Pour la première fois, nous y relevons une lexie promise à un long avenir : « Valeur en termes de Banques et d’Economie[32] politique ». Il faudra cependant attendre le Bescherelle, soit encore une vingtaine d’années, pour voir apparaître une rubrique intitulée « Econ. polit. ».
Intégrant la pensée de ces auteurs, le Larousse définit alors la lexie « valeur » comme aucun autre dictionnaire ne l’avait osé auparavant. Le « Ce que vaut une chose, suivant la juste estimation qu’on en peut faire » de la sixième édition du Dictionnaire de l’Académie devient « Prix qu’on attache à une chose, à une personne, en raison de son utilité ». Non seulement « valeur » est devenu pleinement et totalement synonyme de « prix » mais pour la première fois « prix » est associé à « personne ». La vie humaine est à son tour marchandisée. Nous retrouvons l’idéologie qui était larvée derrière le suffrage censitaire : les hommes, selon leur utilité, ont plus ou moins de valeur. Quelques lignes plus loin, même si la tonalité humoristique permet de garder encore un peu de distance avec les propos tenus, une citation de Mme Necker conduit à une vision du monde avoisinante : « Les hommes sont comme les monnaies, il faut les prendre pour leur valeur, quelle que soit leur empreinte ». Si l’on ajoute à cela le « Toute valeur naît du travail » de Proudhon qui suit, il n’est pas difficile de deviner que Ricardo et sa « loi de la valeur travail » sont passés par là. La valeur d’une marchandise ne dépend plus de sa rareté ou du désir personnel du consommateur mais de la quantité de travail directe et indirecte qu’il a fallu pour produire cette marchandise. Certes des citations de Rousseau et de Dumouriez nuancent le propos mais toute la réflexion qui suit sur la rentabilité qui exige un « prix de revient, exprimé en peines ou en efforts », inférieur à la valeur d’usage et sur le travail qui constitue « relativement à la valeur d’usage une véritable valeur négative » prouve que ce qui n’était que moyen est devenu fin. Ce n’est plus le marché qui sert à satisfaire les besoins matériels des hommes mais les hommes qui servent à satisfaire l’appétit insatiable du marché. Balayant sur son passage mauvaise conscience religieuse et scrupules moraux, « l’utopie du marché autorégulateur[33]» triomphe et ce n’est évidemment pas un hasard si les dates que Polanyi propose pour délimiter cette période (1830-1930) correspondent parfaitement à celles des dictionnaires que nous sommes en train d’analyser. Les conséquences de cette marchandisation généralisée seront énormes. Calvin estimait que le « peuple » devait être maintenu en état de pauvreté pour rester obéissant à Dieu. Les négociants hollandais sécularisèrent sa pensée en affirmant que les hommes ne travaillent bien que sous la contrainte. Le nouveau paradigme s’accapare sans complexe la pensée des uns et des autres : payer trop cher un salarié, c’est lui enlever une bonne part de sa contrainte et donc l’inciter à moins travailler (Weber, 2000 : 296). Le prolétariat est né.
« Turbulences » ?
En cette fin du XIXe siècle, tout semble donc s’acheter y compris, comme le montre le Littré, ce qui dans la tradition judéo-chrétienne se devait par excellence d’être gratuit, le service : « La valeur doit être définie le rapport qui s’établit par l’échange entre deux ou divers produits ou services, LEVASSEUR, Cours d’Econom. P. 47 » Même constat pour l’immatériel : « Valeur intellectuelle, morale, prix qu’on attache à une chose intellectuelle, morale ». Cependant, le sens figuré qui peut ici être donné à la lexie « prix » annonce une inflexion que confirme quelques lignes plus haut une citation de Condillac : « On voit que si l’art de mettre en valeur les terres avait fait les mêmes progrès que l’art de mettre l’argent en valeur, nos laboureurs ne seraient pas aussi misérables qu’ils le sont. CONDIL. Comm gouv. I, 17 » Certes cette citation montre que l’argent a pour les spéculateurs bien plus de « valeur » que le bien-être des laboureurs mais elle révèle aussi que l’énonciateur est scandalisé par cet état de fait. Nous retrouvons ce même refus de l’économique pur dans le dernier exemple de la huitième acception : « En fait de sentiments, ce qui peut être évalué n’a pas de valeur, CHAMFORT, Max et pens. VI. ».
Autre signe de vacillement, dans le Dictionnaire général de la langue française d’Hatzfeld, Darmesteter et Thomas (1871-1888), le paradigme que nous sommes en train d’étudier n’occupe plus la première place mais la seconde. Enfin, dans la huitième édition du Dictionnaire de l’Académie, (1932), contre toute attente, réapparaît mot pour mot la définition de l’édition de 1832 où « valeur » n’est pas associé à « prix » mais à « juste[34] estimation ». Quant à la rubrique « banque et économie politique », loin de trôner en début d’article, elle suit deux développements sur les mathématiques et la musique. Comment comprendre ces inflexions ? Certes par la prise de conscience de l’aliénation du prolétariat, par l’influence de la pensée de Fourier, Saint-Simon, Proudhon, Marx, par les textes d’Hugo, de Zola et bien d’autres, par les sarcasmes de Flaubert et de Rimbaud, par le scandale de Panama, par la faillite de l’emprunt russe, par les réflexions de Veblen[35] sur la vie de la classe oisive, par celles de Simmel[36] sur la dissolution des valeurs que peut entraîner l’argent, par le nouveau libéralisme de John Stuart Mill, par ce que les économistes ont appelé « le fordisme », par la révolution de 1917 mais aussi par la montée en puissance d’un troisième paradigme qui d’ailleurs n’est pas sans lien avec tous les faits précités.
III) LE PARADIGME DEMOCRATIQUE
« Démarrage » du paradigme
Nous pouvons peut-être déceler des traces de ce nouveau paradigme dès le Furetière dans lequel nous pouvons lire, « Se dit aussi de tout autre estimation que celle de l’argent » et cela d’autant plus que cette distinction entre valeur pécuniaire et valeur non pécuniaire est accentuée par la présentation typographique. Cependant, les remarques définitoires révèlent un flottement indéniable et ramènent assez rapidement au pécuniaire : « On dit [ ] qu’une chose est en valeur, pour dire qu’on la vend bien. » A cause de la polysémie de l’adjectif, le paragraphe qui suit est tout aussi ambigu : « se dit absolument pour signifier ce qui est précieux ». S’y mélangent, sans qu’il soit véritablement possible de les séparer, dimension pécuniaire et dimension artistique : « On luy a pris un diamant de valeur. Il a des meubles de valeur. Tous les tableaux de ce cabinet sont de valeur ». Dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie est aussi présent, en avant dernière position, juste avant la lexie « non valeur », un développement qui ne se relie vraiment que très indirectement au paradigme bourgeois : « se dit aussi, De l’estimation qu’on fait à peu près de quelque espace de lieu ou de temps, & de quelqu’autre chose que ce soit. Nous avons fait en nous promenant la valeur de deux lieuës, il n’a pas esté à l’Eglise la valeur d’une heure, il n’a beu la valeur d’un verre de vin ». La distance, le temps, la contenance ont des valeurs. Autrement dit, un élément matériel ou immatériel peut avoir une valeur en soi. Cependant, comme dans le dictionnaire précédent, les indéfinis « quelque espace », « quelqu’autre chose » montrent bien que nous sommes encore au royaume de l’imprécision et de l’approximation. Elargissement du paradigme bourgeois, avènement d’un nouveau paradigme, mélange de ces deux paradigmes ? Il est bien difficile de faire objectivement la part des choses.
C’est pourquoi le véritable acte de naissance du nouveau paradigme nous semble plutôt se trouver dans la troisième édition du Dictionnaire de l’Académie (1740) où deux acceptions totalement nouvelles apparaissent :
« En musique, on appelle, Valeur, La durée que doit avoir chaque note relativement à la figure. La valeur d’une blanche est la double valeur d’une noire.
Il se dit aussi, en parlant De la juste signification des termes suivant l’usage reçû. Cet homme n’entend pas la valeur des termes dont il se sert. »
Certes, ces deux définitions sont en fin d’article mais si l’on ajoute le fait qu’elles se suivent et précèdent celle sur la distance, le temps et la contenance, nous voyons qu’un nouvel ensemble cohérent est en train de se créer. En effet, à chaque fois, les éléments désignés tirent leur valeur d’eux-mêmes. La valeur que l’on peut induire de ces acceptions n’est ni le courage, ni la fierté, ni la distinction. Elle n’est pas plus le rentable, l’utile ou le sérieux mais plutôt une valeur que l’on pourrait qualifier d’intrinsèque. Le fait que ce nouvel ensemble occupe dix-sept lignes sur quarante et une preuve que le phénomène observé n’est pas qu’anecdotique. Pour rappel, dans ce même dictionnaire, le paradigme féodalo-aristocratique n’a déjà plus droit qu’à six lignes.
Pour bien comprendre ce qui est en train de se passer, il est nécessaire de mettre en parallèle ces nouvelles acceptions et les écrits de Shaftesbury et Hutcheson, écrits qui, comme le fait remarquer Todorov, vont générer quelques années plus tard (1750), dans un essai d’Alexander Baumgarten, l’apparition d’une lexie promise à un long avenir, la lexie « esthétique ». Bien sûr, depuis toujours les hommes ont apprécié la beauté mais elle n’était pas une fin en soi :
« Le paysan peut admirer la belle forme de son outil agricole, mais celui-ci doit avant tout être efficace. Le noble apprécie les décorations de son palais, mais il leur demande d’abord d’illustrer son rang aux yeux de ses visiteurs. Le fidèle est enchanté par la musique qu’il entend à l’église, par les images de Dieu et des saints qu’il y voit, mais ces harmonies et ces représentations sont mises au service de la foi. [37] »
L’utilitaire et le rationnel, valeurs essentielles du paradigme précédent, vont soudain faire place au gratuit et au sensible :
« Le fait nouveau, surgissant dans l’Europe du XVIIIe siècle, sera d’isoler cet aspect secondaire d’activités multiples, et de l’ériger en incarnation d’une seule attitude, la contemplation du beau, attitude d’autant plus admirable qu’elle emprunte ses attributs à l’amour de Dieu » (Ibid.).
Cette dernière remarque de Todorov révèle que, comme les deux précédents, le nouveau paradigme passe par une phase de sacralisation. Shaftesbury, dans sa Lettre sur l’enthousiasme, estime effectivement que l’enthousiasme est le signe d’une présence divine chez l’artiste[38]. Cette sacralisation est confirmée par le fait que pour la première fois des lieux ne tarderont pas à être entièrement « consacrés » aux oeuvres :
« Pour les tableaux, on installera des salons, des galeries, des musées : le British Museum ouvre ses portes en 1733, les Uffizi et le Vatican en 1759, le Louvre en 1791. La réunification en un seul lieu de tableaux [ ] les réserve maintenant à un usage unique : celui d’être contemplés et appréciés pour leur seule valeur esthétique » (Todorov, 2007 : 44).
Cependant Shaftesbury et Hutcheson sont avant tout des moralistes. L’un et l’autre se rattachent au platonisme et d’ailleurs le titre d’un des ouvrages de Hutcheson rapproche symptomatiquement Beau et Bien : Recherches sur l’origine de nos idées de beauté et de vertu. L’un et l’autre s’opposent aussi au pessimisme de Hobbes et au rationalisme de Locke. Ils postulent l’existence en tout homme d’un moral sense naturel. Hutcheson tente de prouver ce moral sense par le jugement désintéressé que
« nous portons sur des actions ou plutôt sur la personne même qui les a accomplies ; sans quoi, « nous aurions les mêmes sentiments pour un champ fertile que pour un ami généreux [ ] ; nous n’admirerions pas plus une personne qui a vécu dans un pays ou un siècle éloignés que nous n’aimons les montagnes du Pérou [ ] ; nous aurions la même inclination pour les êtres inanimés que pour ceux qui sont raisonnables »» (Bréhier, 2004 : 1009-1010).
Il estime, et c’est important pour notre propos, que ce sens moral n’a ni un fondement religieux ni un fondement social. Preuve en est, nous méprisons les traîtres à leur pays et admirons les ennemis généreux. Autrement dit, contrairement à Hobbes qui ne voyait dans l’homme qu’égoïsme, Shaftesbury et Hutcheson sont en train de nous dire que tout être a une inclination pour le bien. Autrement dit encore, l’Homme n’est pas un pitoyable Adam éternellement pécheur, un loup qui doit être amené de force à la vertu par une contrainte extérieure mais bel et bien un être qui a une valeur intrinsèque. La pensée de ces philosophes aura une forte influence au XVIIIe siècle et Diderot d’ailleurs en sera un des passeurs puisqu’il traduira en 1745 l’Essai sur le mérite et la vertu de Shaftesbury.
La définition de la lexie « valeur » de L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert se ressent de cette conception. Certes, il n’y est pas encore question, en ce qui concerne les hommes, d’une valeur autre que la valeur féodalo-aristocratique mais nous y découvrons un long article de Rousseau intitulé « VALEUR DES NOTES ». La musique devient sujet d’intérêt, non pas en tant que serviteur de l’Eglise ou du pouvoir mais en tant qu’elle-même. Certes, le texte de Rousseau n’est pas premier, il suit un développement de Jaucourt sur l’acception pécuniaire, mais, déjà, il est beaucoup plus long que ce dernier et surtout il précède plusieurs développements sur les lettres de change, la monnaie ou la bravoure perdue. La sacralisation y est présente par le fait qu’au-delà du purement technique, Rousseau voit dans le rythme et la mesure rien de moins que « l’ame » de la musique.
« Décollage » du paradigme
Dès cet ouvrage, le paradigme semble aussi commencer à s’élargir. Les notes et les mots ne sont plus les seuls éléments à posséder une valeur intrinsèque. Nous l’avons vu, un élément naturel comme l’eau a aussi sa propre valeur. Confirmant le processus engagé, la cinquième édition du Dictionnaire de l’Académie (1798) démultiplie, quant à elle, l’acception linguistique en la doublant d’une dimension rhétorique : « On dit figurément, Donner de la valeur à ce qu’on dit, pour, Prononcer d’une manière qui rend l’auditeur attentif. » De plus, contrairement à ce qui se passait dans l’édition précédente où « valeur » semblait de plus en plus se réduire à son acception économique au point que la seule exception mentionnée était considérée comme familière et était précédée d’une réserve, nous pouvons observer un mouvement inverse : « On dit aussi dans un autre sens, Attacher de la valeur. Il ne faut pas attacher beaucoup de valeur à cela. Il ne faut pas en faire grand cas ». Le sens propre s’élargit à tous ses sens figurés. La valeur n’est plus seulement attribuée à une marchandise, à un bien, mais à des paroles, à des actes qui n’ont pas été exécutés dans le but d’une rétribution financière.
Les dictionnaires du XIXe siècle amplifient le mouvement observé. La peinture s’empare à son tour de la lexie « valeur ». On lit par exemple dans le Bescherelle : « Peint. Degré d’élévation, effet d’un ton de couleur relativement aux tons avoisinants. » La sculpture suit une vingtaine d’années plus tard, dans le Littré : « Valeur se dit aussi en sculpture par rapport aux formes ». Il faudrait ajouter que si la part de plus en plus importante donnée aux mathématiques doit être, comme nous l’avons vu, reliée au paradigme précédent, cette expansion peut être aussi lue comme un élargissement du nouveau paradigme et cela d’autant plus que contrairement par exemple à la physique ou à la biologie, les mathématiques se revendiquent comme sciences non appliquées, comme domaine trouvant sa valeur en lui-même. Le Larousse introduit quant à lui une thématique complètement inattendue, celle du turf. La valeur y est définie comme « Intérêt pécuniaire attaché à une course ». Cet exemple est intéressant parce qu’il montre qu’avant de prendre sa propre autonomie, bien souvent, le nouveau paradigme se mêle à l’ancien et essaime dans toutes les directions.
Ce n’est que dans une phase suivante qu’il s’unifie, trouve ses frontières, se solidifie. Si nous le comparons aux deux paradigmes précédents nés respectivement avant le Xe siècle et aux alentours du XIIIe siècle, le paradigme que nous étudions est en fait tout jeune et, comme le prouve le méli-mélo des dictionnaires contemporains certainement encore bien loin d’être totalement affermi. Cependant, il semble possible de détecter dès les dictionnaires du XIXe siècle une tendance, un mouvement, vers l’affermissement. Dans Le dictionnaire français et géographique de Babault (1836), par exemple, les définitions étant à chaque fois courtes, le rédacteur, obligé d’aller à l’essentiel, propose le texte suivant :
« VALEUR, s. f. Prix d’une chose, ce qu’elle vaut, équivalent, –, durée d’une note. T. de mus. à des mots, leur acception, leur signification précise. Terre en –, terre cultivée, ensemencée. T. d’agric. –, bravoure, vaillance. »
Nous retrouvons les trois paradigmes que nous avons détectés. Sans surprise, le paradigme bourgeois a la première place et le paradigme féodalo-aristocratique la dernière mais les différentes acceptions du troisième paradigme, même si elles ne sont pas encore réunies sous un concept unifiant, sont toutes à la suite les unes des autres et, en nombre de mots, l’emportent. Même constat un peu plus tard dans le Bescherelle où les définitions mathématiques, musicale, picturale et linguistico-rhétorique se suivent. Le Littré est divisé quant à lui en douze définitions. La première concerne sans ambiguïté le paradigme féodalo-aristocratique, la troisième et la quatrième, toujours sans ambiguïté, le paradigme bourgeois. La deuxième assure en quelque sorte le passage de l’un à l’autre. Les cinquième et sixième qui correspondent respectivement à l’acception mathématique et au terme de turf font le lien avec le dernier paradigme. De ce point de vue, le Littré mérite donc bien sa réputation, il est une parfaite matérialisation de la progression socio-sémantique que nous venons de dégager. Etant donné que huit définitions sur douze peuvent d’une façon ou d’une autre être rattachées au nouveau paradigme, il confirme aussi que ce dernier certes manque encore d’unité mais est bel et bien en train de s’affirmer.
Parallèlement, et là encore vu le peu d’ancienneté du paradigme ce n’est qu’un début encore bien balbutiant, les définitions ne cessent de se spécialiser. L’article de Rousseau sur la musique dans L’Encyclopédie est de ce point de vue totalement précurseur. Les finalités de l’ouvrage expliquent sûrement ce fait. Mais même si cela est encore bien timide, les dictionnaires du XIXe siècle suivent la voie tracée. Concernant toujours la musique, le Littré par exemple s’appuyant sur le Dictionnaire de plain-chant de J. D’Ortigue explique qu’
« Autrefois la valeur des notes n’était pas réglée sur la notion de mesure, c’est-à-dire sur une division mathématique du temps ; elle se rapportait à la quantité des syllabes, à la prosodie ou rhythme poétique ; et, selon que le rhythme qui en résultait était ternaire ou binaire, les valeurs étaient également ternaires ou binaires, parfaites dans le premier cas, imparfaites dans le second cas. »
Il est aussi intéressant de remarquer pour notre propos que selon ce dictionnaire même les silences se mettent à avoir une valeur. La valeur picturale, elle aussi, même si ce n’est pas dans les mêmes proportions, se technicise. Pour en prendre conscience, il suffit de comparer les textes du Bescherelle et du Larousse séparés pourtant d’à peine vingt ans :
« Peint. Degré d’élévation, effet d’un ton de couleur relativement aux tons avoisinants. Ce ton manque de valeur. Il faut éteindre certains tons pour donner de la valeur à d’autres. Il faut rehausser ces tons pour les porter à la valeur convenable. »
« Peint. Intensité relative : La VALEUR des tons et des couleurs. Il concentre bien ses clairs et leur donne beaucoup de VALEUR. Il exagère la VALEUR des premiers plans pour reculer ses fonds. »
Même constat pour l’acception linguistique. C’est particulièrement net dans les dictionnaires du XXe siècle où des références implicites et explicites à Saussure apparaissent. Par exemple dans le dernier Petit Robert : « IV IMPORTANCE D’UN ELEMENT DANS UN SYSTEME […] LING. Sens (d’un mot) limité ou précisé par son appartenance à une structure (champ associatif, contexte). « Dans la langue, chaque terme a sa valeur par son opposition à tous les autres termes » (SAUSSURE). »
Nouveau paradigme ou effritement aléatoire des deux précédents ?
Aussi intéressantes soient-elles, ces nouvelles acceptions nous ont cependant insensiblement éloignés de notre conceptualisation de départ qui considérait comme valeur « tout repère ou idéal (revendiqué, au moins durant un temps, comme éthique et sacré) qui en motivant et justifiant les jugements, discours et actes d’un groupe social ou d’un individu contribue à le fonder et à l’affermir. » Certes, association platonicienne beau/vrai/bien oblige, les nouvelles acceptions peuvent être reliées, via l’esthétique, à l’éthique. Certes encore, le concept d’enthousiasme et les références à l’âme ramènent au sacré. Certes toujours, après l’honneur, le courage, la distinction, après le rentable, l’utile, le sérieux et la liberté nous avons découvert une nouvelle famille de valeurs, les valeurs intrinsèques. Ces valeurs servent à chaque fois dans les spécialités en question de système de référence et sont donc des repères qui motivent et justifient les jugements, discours ou actes des spécialistes des domaines concernés. Dimension éthique et sacrée, repères, idéaux, motivation et justification des jugements, discours et actes mais qu’en est-il du groupe social ? Autant il était évident que des valeurs comme l’honneur, le courage, la distinction permettaient à l’aristocratie de construire son identité, autant il était de même évident que le rentable, l’utile, le sérieux, la liberté étaient fondateur de la bourgeoisie, autant il semble bien difficile de déterminer quel groupe social, au-delà des spécialités évoquées, est fondé et affermi par les valeurs intrinsèques. Devons-nous remettre en question l’existence du troisième paradigme et ne voir dans les dernières acceptions apparues qu’une sorte d’effritement aléatoire de celles des deux premiers ?
Avant de prendre position, commençons par rappeler une première spécificité de la nouvelle sensibilité esthétique. Alors qu’auparavant la perspective du créateur était privilégiée, soudain c’est celle du spectateur qui devient première (Todorov, 2007 : 41-42). Les traités sur l’art étaient jusqu’alors des arts poétiques, des sommes de conseils visant à perfectionner la pratique des artistes. A partir des écrits de Shaftesbury et Hutcheson, ils décrivent les processus de perception, dissertent sur les critères de jugement, sur le bon goût, sur la valeur esthétique de telle ou telle œuvre. Les Salons de Diderot en sont la meilleure preuve. Todorov relie cette évolution à la mutation de la société européenne. Les artistes ne créent plus pour des mécènes mais pour un public bien plus large :
« Ce qui était réservé à quelques-uns est devenu accessible à tous ; ce qui était soumis à une hiérarchie rigide, celle de l’Eglise et du pouvoir civil, met maintenant à égalité tous ses consommateurs. L’esprit des Lumières est celui de l’autonomie de l’individu ; l’art qui conquiert son autonomie participe du même mouvement. L’artiste devient une incarnation de l’individu libre, son œuvre s’émancipe à son tour » (Todorov, 2007 : 47-48).
Autrement dit, l’avènement de l’approche esthétique correspond à un début de démocratisation de l’art. Alors que seule l’élite aristocratique pouvait « posséder » l’art, tout le monde peut le « contempler ». Certes, nous avons aussi certainement là un symptôme du paradigme bourgeois qui par ce moyen peut grignoter un des domaines réservés de son plus grand adversaire et modèle mais la conséquence n’en reste pas moins que la nouvelle sensibilité n’intègre plus seulement l’élite sociale.
L’avènement au XIXe siècle d’une nouvelle acception de la lexie « valeur », celle qui a servi de fondement à toute la réflexion ci-dessus, confirme ce qui précède :
« C’est également au XIXe siècle que le mot, dans un contexte abstrait, désigne ce que le jugement personnel estime vrai, beau, bien, s’accordant plus ou moins avec le jugement de l’époque (ap. 1850, valeurs morales, littéraires, Taine)[39] ».
Perelman et Olbrechts-Tyteca font remarquer dans leur Traité de l’Argumentation que la lexie valeur, avec cette acception, est synonyme de ce que Descartes appelait « opinion », à savoir un « objet d’accord permettant une communion sur des façons particulières d’agir » (2000 : 99). Le changement de dénomination est en soi des plus révélateur. Pour les anciens, l’opinion d’un groupe donné n’est pas vérité indiscutable mais affirmation seulement vraisemblable, probable, et donc en tant que telle précaire, sujet à caution. Le changement de lexie prouve qu’à partir d’une certaine époque, ce qui n’était qu’opinion devient « valable ». Autrement dit, le point de vue d’un groupe humain « vaut » quelque chose. Autrement dit encore, le point de vue de l’élite aristocratique et bourgeoise n’est plus le seul recevable.
Une troisième remarque aidera à aller un plus loin. Les acceptions du troisième paradigme, et le Littré en est une parfaite synthèse, tendent de plus en plus vers l’humain. Si les premières traces de ce paradigme correspondent à du temporel et du spatial, dès 1740, nous l’avons vu, sont concernés la musique et le langage puis un peu plus tard les mathématiques. La huitième acception du Littré fait un pas de plus : « Valeur intellectuelle, morale, prix qu’on attache à une chose intellectuelle et morale ». La neuvième acception fait le grand saut : « se dit, en un sens analogue, des personnes. Les hommes qui ont quelque valeur. Bouhours. NOuv. Rem., blâme cette locution, qui, usitée dès le XVIIe siècle, s’est conservée dans l’usage ». Ce ne sont plus les objets, les notes, les mots, les ouvrages qui ont une valeur propre (autre que celle du sang ou celle économique) mais bel et bien les hommes, chaque homme, tous les hommes. Shaftesbury et Hutcheson ont gagné. Certes, les réticences de Bohours révèlent encore une gêne, gêne sans doute plus sociale que lexicale. Le saut est difficile à faire car il remet en cause à la fois la vision du monde aristocratique, qui est précisément fondée sur le fait que certains hommes ont de la valeur et d’autres non, et la vision bourgeoise méritocratique qui estime que le travail, la réussite, l’argent sont le signe de la valeur, que la valeur se voit au résultat et n’est donc aucunement une caractéristique de tous les hommes. Il faudra d’ailleurs attendre 1932 pour que l’Académie officialise cette définition : « Se dit dans un sens analogue des Personnes. Un homme de valeur. Cet homme a une grande valeur. C’est un écrivain, un historien de valeur. » Même aujourd’hui si dans un dictionnaire comme Le Petit Robert cette acception est devenue la première, elle n’occupe que onze lignes (dont deux évoquant le paradigme féodalo-aristocratique) contre trente-cinq pour le deuxième paradigme. Dans le Petit Larousse de 2009, l’évolution en cours semble encore moins entérinée : le deuxième paradigme a toujours la première place et il occupe trois fois plus de texte que la plus développée des autres définitions.
Terminons en observant que les premières acceptions du troisième paradigme hiérarchisent à chaque fois les éléments décrits. Dans le Dictionnaire de l’Académie, les notes sont classées et nommées en fonction de leur valeur. Les blanches valent deux fois plus que les noires. Les significations d’un terme sont aussi présentées comme plus ou moins « justes ». Nous pouvons faire le même constat dans le Bescherelle qui justement cite le Dictionnaire de l’Académie dans sa définition musicale et qui surtout semble avoir rédigé sa rubrique picturale à partir de l’analogie sociale :
« Degré d’élévation, effet d’un ton de couleur relativement aux tons avoisinants. Ce ton manque de valeur. Il faut éteindre certains tons pour donner de la valeur à d’autres. Il faut rehausser certains tons pour les porter à la valeur convenable. »
Les tons semblent être aux couleurs ce que les individus sont à la société. Certains sont « élevés », d’autres n’ont pas assez de valeur. Certains sont « convenables », d’autres non. Cependant, « rehausser » est présenté comme un impératif nécessaire. Comme si une réflexion sociale était en train de se mettre en place, il est même explicitement dit que le rabaissement des uns permet l’élévation des autres. Extrapolation hasardeuse ? Encore que Dans la société française de l’époque, un Blanc ne vaut-il pas deux Noirs ? En tous les cas, il est indéniable que dans les dictionnaires de la fin du XIXe siècle la hiérarchisation héritée des deux précédents paradigmes est de plus en plus remise en cause. Dans le Larousse, nous pouvons par exemple lire : « L’honneur fait la VALEUR du soldat, le crédit du négociant, le respect mutuel et la confiance (E. Scherer) ». Cette citation résume tout ce qui précède. Le soldat rappelle le monde féodalo-aristocratique, le crédit est une valeur typiquement bourgeoise et l’on voit sourdre en fin de phrase deux nouvelles valeurs, conséquences directes de la croyance en la valeur intrinsèque de chaque humain, le respect et la confiance en l’autre, quel qu’il soit, noble, bourgeois ou simple peuple. Après la Liberté, voici donc la Fraternité qui surgit. Le Littré termine sa première acception par une « extension » qui va exactement dans la même direction et qui montre que le nouveau paradigme est en train de récupérer, de phagocyter le premier, signe encore une fois de l’ascension de la nouvelle vision du monde mais aussi cause de la confusion et du désordre qui règnent dans les dictionnaires du XXe siècle : « Nos magistrats ont montré en plus d’une occasion la vérité de ce que Cicéron dit dans ses Offices, qu’il y a une valeur domestique et privée, qui n’est pas de moindre prix que la valeur militaire (Rollin) ». Tous les êtres ont une valeur, ces valeurs se valent. Cette fois, c’est l’égalité qui redresse l’échine. Certes, celle-ci n’est pas une valeur nouvelle. La revendication égalitaire est au cœur du paradigme bourgeois. Ces derniers ne souhaitent la plupart du temps d’ailleurs rien de plus que d’être anoblis. Mais, précédemment, l’égalité demandée était celle du mérite. Si deux êtres ne faisaient pas preuve d’un mérite comparable, il paraissait normal qu’ils ne soient pas égaux. Avec le nouveau paradigme, l’égalité est de nature. Tout homme a une valeur intrinsèque, différente de celle de son voisin, mais reconnue par la société. L’égalité ne se gagne plus, elle est d’essence.
Récapitulons. Le nouveau paradigme en prenant en compte la réception plus que la création s’adresse à un public qui s’élargit, qui se démocratise. En appelant « valeur », ce qui jadis n’était qu’« opinion », il dit clairement que toute opinion émanant d’un groupe est digne d’intérêt. En tendant de plus en plus vers l’humain, il montre qu’en fait tout homme a une valeur. En remettant enfin en cause les hiérarchies, il affirme que cette valeur ne dépend aucunement de la place dans la société et commence donc à laisser entendre que tous les hommes sont égaux. Les dernières acceptions apparues ne sont donc pas un effritement aléatoire des acceptions des paradigmes précédents. Les valeurs qui en émanent (valeurs intrinsèques de chaque être, respect, confiance en l’autre, égalité, fraternité) non seulement motivent et justifient les jugements, discours et actes d’un groupe social mais contribuent aussi à fonder et à affermir ce groupe social qui n’est bien sûr rien d’autre que le Peuple. Même s’il n’en est encore qu’au début de son existence, au dix-huitième siècle, un nouveau paradigme a donc bel et bien surgi : « le paradigme démocratique ».
En conclusion, derrière la multitude désordonnée des acceptions de la lexie « valeur », il est possible de dégager un certain nombre de « valeurs » comme d’une part la force, la vertu, la magnanimité, la libéralité, la loyauté, la courtoisie, le courage, la bravoure, l’honneur, la fierté, la distinction, la supériorité, d’autre part le sérieux, le consciencieux, l’utile, le pragmatique, l’efficace, le rationnel, le rentable, le profit, le mérite, la liberté, l’égalité, et enfin la valeur intrinsèque, la gratuité, la sensibilité, le respect, la confiance en l’autre, l’égalité, la fraternité. Ces différentes « valeurs » non seulement confirment que la lexie « valeur » est un étonnant « avaleur de valeurs » mais surtout permettent de dégager trois paradigmes fondamentaux : le paradigme féodalo-aristocratique, le paradigme bourgeois et enfin le paradigme démocratique.
Un sondage lexicologique, bien sûr insuffisant et qu’il faudrait compléter par l’exploration d’un plus grand nombre d’oeuvres, confirme ce découpage. Les pièces de Corneille, selon le logiciel hyperbase, contiennent en effet cent cinquante-huit occurrences de la lexie « valeur ». 100 % de ces occurrences concernent le premier paradigme. En toute cohérence, dans plusieurs vers, « valeur » est accompagné des expansions adjectivales « haute », « fière », « peu commune », « insigne », « éclatante ». Tout aussi symptomatiquement, Le Cid et Don Sanche d’Aragon sont les oeuvres ayant le plus souvent cette lexie, respectivement dix-huit et seize occurrences, alors que Cinna ne la contient pas une seule fois. Nous le voyons, si la « valeur » est caractéristique de la vieille noblesse, elle n’est pas spontanément attribuée au « roi ». Nous voyons aussi avec Don Sanche que la « valeur » est en train de glisser des grands féodaux aux serviteurs de l’Etat. Cela coûtera d’ailleurs cher à Corneille puisque « Le refus d’un illustre suffrage [sans doute Condé] dissipa les applaudissements que le public lui [Don Sanche] avait donnés trop libéralement[40] ». Si nous sondons maintenant Les Rougon-Macquart, nous pouvons détecter quatre-vingt-quatre occurrences de « valeur » ou « valeurs », aucune n’appartient au premier paradigme mais soixante-quatorze correspondent au deuxième soit quatre-vingt huit pour cent de l’ensemble. Inutile de préciser que quarante et une de ces occurrences se trouvent dans L’Argent. Enfin, dans La Recherche du temps perdu, hyperbase détecte deux cent vingt-six occurrences des deux lexies que nous étudions. Une bonne trentaine correspond au premier paradigme, une vingtaine au second, aux alentours de cent soixante-dix au dernier, soit cette fois soixante-quinze pour cent de l’ensemble des occurrences. A noter qu’une grande proportion de ces dernières évoque les valeurs artistique, intellectuelle et humaine et que Proust utilise même deux fois les expressions « valeur esthétique » et « valeur intrinsèque ».
IV) LA STRUCTURE DES EVOLUTIONS IDEOLOGIQUES
Tout ce qui précède montre donc que, comme l’avaient pressenti Perelman et Olbrechts-Tyteca, les valeurs abstraites, contrairement aux valeurs concrètes, sont un formidable instrument de changement social :
« Peut-être le besoin de changement, en Occident, a-t-il incité à l’argumentation sur les valeurs abstraites se prêtant mieux à poser des incompatibilités. Par ailleurs, la confusion de ces notions abstraites, permettrait, après que ces incompatibilités ont été posées, de former de nouvelles conceptions de ces valeurs. Une vie intense des valeurs serait ainsi rendue possible, une refonte incessante, un remodèlement constant » (2000 : 106-107).
Evidemment, il est bien hasardeux de théoriser à partir de seulement trois paradigmes (dont deux inachevés) et de quelques dictionnaires datant au mieux du XVIe siècle. La tentative de contribution à une réflexion sociologique sur l’évolution des paradigmes idéologiques qui suit ne se veut donc qu’une hypothèse à confirmer, infirmer ou nuancer mais, à la lumière de l’analyse ci-dessus, il semblerait bien que le même processus et les mêmes cinq étapes se répètent constamment et que ce processus ne soit pas sans similitudes avec celui dégagé par Kuhn dans La Structure des Révolutions scientifiques.
« Démarrage du paradigme »
Effectivement, à chaque fois, en un premier temps, un groupe social minoritaire se construit en s’appuyant sur quelques valeurs premières : « il nous faut réaliser combien un paradigme peut être limité, tant en envergure qu’en précision, au moment de sa première apparition » (Kuhn, 2008 : 46).
Etant donné que « [c]e que voit un sujet dépend à la fois de ce qu’il regarde et de ce que son expérience antérieure, visuelle et conceptuelle, lui a appris à voir » (Ibid., 160), dès que les valeurs en question sont sacralisées et moralisées suit une transformation de la perception du monde. Kuhn montre par exemple que « les scientifiques aperçoivent des choses neuves et différentes alors qu’ils regardent avec des instruments pourtant familiers dans des endroits qu’ils avaient pourtant déjà examinés » (Ibid., 157). Cette remarque est parfaitement transposable à notre étude. Il faut par exemple attendre le début du premier paradigme pour que la violence et l’immoralité de l’élite, qui existaient pourtant certainement depuis des lustres, soient soudain perçues comme choquantes et inacceptables. Même constat concernant le deuxième paradigme. Une fois sacralisé, l’argent, qui jusqu’alors était considéré comme honteux, devient soudain le moyen de plaire à Dieu. A la même période, on prend conscience que le temps, auparavant synonyme de don gratuit de Dieu, peut être aussi synonyme de profit et l’on se met alors à entrecouper les longues plages qui séparaient les offices religieux par les tintements des beffrois des bourgs et même un peu plus tard par le tic-tac des premières horloges. De même, le regard sur le travail et sur la main d’œuvre, nous l’avons vu, change complètement. Todorov nous a aussi montré qu’avec l’avènement du troisième paradigme, les œuvres d’art ne sont plus observées de la même façon.
« Décollage du paradigme »
Cette évolution semble à chaque fois accompagnée d’un accroissement et d’un élargissement des valeurs du paradigme, élargissement qui n’est pas sans danger pour celui-ci. Le flou, l’éparpillement, la dilution et la dissolution menacent.
La conséquence ne tarde alors guère. Mouvement de balancier oblige, le paradigme s’affermit : « c’est un objet destiné à être ajusté et précisé dans des conditions nouvelles ou plus strictes » (Ibid., 45). Il prend des contours plus nets, se détermine, s’affirme, au détriment des dimensions sacrée et morale qui commencent, elles, à reculer.
« Vitesse de croisière du paradigme »
Si nous transposons au domaine scientifique, l’étape suivante correspond tout à fait à ce que Kuhn appelle la « science normale » (Ibid., 29). Les personnes concernées « adhèrent aux mêmes règles et aux mêmes normes » (Ibid., 30), règles et normes souvent tacites voire inconscientes (Ibid., 30). Bien sûr, si ces règles et normes sont conceptuelles, théoriques, instrumentales et méthodologiques en sciences, elles sont ici avant tout morales, sociales et comportementales. La perspective est aussi de plus en plus cumulative : « le progrès semble à la fois évident et certain » (Ibid., 223). La noblesse est effectivement persuadée qu’elle contribue à l’avènement du royaume de Dieu. Elle voit dans « La Jérusalem délivrée » une étape déterminante vers « La Jérusalem céleste ». Le concept de progrès est encore plus présent dans le paradigme bourgeois. Il n’est plus céleste mais terrestre. Les théories de l’Histoire en sont la meilleure preuve.
L’affermissement observé plus haut se concrétise alors par une rationalisation, des conceptualisations et des théorisations de plus en poussées. Institutionnalisation et spécialisation suivent. L’avènement de l’Héraldique, de l’Economie et même peut-être de la philosophie esthétique ou des sciences politiques confirme ainsi que « c’est souvent le simple fait de trouver un paradigme qui, [ ] fait une spécialité ou tout au moins une discipline » (Ibid., 41). Exactement comme en sciences (Ibid., 42), plus le paradigme progresse, plus il devient aussi l’affaire de « professionnels ». La complexification croissante des articles « économiques », « musicaux », « linguistiques » est la confirmation de cette tendance. C’est que l’essor du paradigme entraîne
« la construction d’un équipement compliqué, le développement d’un vocabulaire et de techniques ésotériques, et un affinement des concepts qui les éloigne de plus en plus de leur signification courante et habituelle » (Ibid., 98).
Cet affermissement et cette spécialisation doivent être analysés comme « une tentative pour forcer la nature à se couler dans la boîte préformée et inflexible que fournit le paradigme » (Ibid., 46). Tentative qui n’est pas sans conséquences puisqu’elle « conduit [ ] à une restriction énorme du champ de vision de l’homme de sciences et à une résistance considérable aux changements de paradigmes. La science devient de plus en plus rigide » (Ibid., 98). A ce stade, non seulement le paradigme n’est en effet jamais remis en cause mais surtout il n’est jamais vraiment « dirigé vers les nouveautés » (Ibid., 98). Il tend même plutôt à les supprimer. Les nobles, nous l’avons vu, refusent par exemple d’être confondus avec les bourgeois et font tout ce qu’ils peuvent pour entraver la montée de cette nouvelle classe. Les bourgeois refusent quant à eux de concéder de la valeur à ce qui n’est pas utile, à ce qui ne rapporte pas, refusent de donner le droit de vote à ceux qui n’ont pas prouvé, par leur réussite économique, leur valeur. C’est peut être aussi ce que nous sommes en train de vivre avec le retour en force d’un libéralisme qui n’est pas sans rappeler celui des grandes heures du XIXe siècle. Consensus de Washington, nouveau 22 mai 1781 ? Milton Friedman, nouvel Henri de Ségur ?
« Turbulences »
Cette restriction du champ de vision, cette peur du neuf, ces raidissements débouchent sur « la conscience d’une anomalie », scientifique chez Kuhn, sociale et éthique dans l’histoire des idéologies. La désacralisation et l’évidement moral qui accompagnent la victoire du paradigme, et sont même sans doute une des conséquences de cette victoire, conduisent en effet le groupe social asservi à une sensation de malaise, à la conscience d’une anormalité qui incite à « une exploration, plus ou moins prolongée, du domaine de l’anomalie » (Ibid., 83).
Questions, réflexions, débats, critiques se multiplient alors. Là encore le parallèle avec le domaine scientifique est frappant :
« La période antérieure à la formation d’un paradigme, en particulier, est régulièrement marquée par des discussions fréquentes et profondes [ ] D’ailleurs, les discussions de ce genre ne disparaissent pas une fois pour toutes avec l’apparition du paradigme. Bien qu’elles soient presque inexistantes durant les périodes de science normale, elles se reproduisent régulièrement juste avant et pendant les révolutions scientifiques aux moments où les paradigmes sont attaqués et susceptibles de changer » (Ibid., 77).
« Notons [ ], que les problèmes qui se sont trouvés à l’origine de l’échec sont tous d’un type connu depuis longtemps. L’activité antérieure de la science sociale avait donné à chacun toute latitude de les considérer comme résolus ou quasi-résolus, ce qui explique pourquoi le sentiment d’échec, quand il apparut, fut si aigu » (Ibid., 111). Effectivement, en ce qui nous concerne, le problème à résoudre est vieux comme le monde : comment faire vivre ensemble des individus ? La féodalité a offert une réponse qui pendant une longue période a semblé satisfaisante et a canalisé la violence. Cependant, la bourgeoisie a remis en cause la réponse apportée et la solution qu’elle a proposée pour résoudre cette même question est à son tour remise en cause par le troisième paradigme.
Kuhn fait remarquer que les réponses du paradigme chahuté ne donnant plus satisfaction, nous assistons systématiquement à un retour aux « écoles concurrentes de la période antérieure au paradigme » (Ibid., 108). Ne pourrions-nous pas effectivement voir dans l’absolutisme un retour au modèle antique de l’empereur et cela d’autant plus qu’au moment où la lexie « absolutiste » apparaît les textes de l’époque s’emparent justement de cette analogie (Collard, 1999 : 235) ? De même, méritocratie oblige, le paradigme bourgeois débouche sur la création d’une nouvelle classe dominante qui justifie son pouvoir par sa valeur, ce qui n’est pas sans rappeler l’aristocratie du premier paradigme. Le monde de plus en plus multipolaire d’aujourd’hui ne rappelle-t-il pas aussi étrangement la juxtaposition « d’économies-monde » distinctes, décrit par Braudel ? Autre remarque de Kuhn qui pourrait être transposée aux paradigmes que nous analysons : à chaque fois, le changement se fait moins sur les réalisations du nouveau paradigme que sur ses promesses futures (Kuhn, 2008 : 216). Qui aurait pu prédire à la veille de 1789 le modèle de société à venir ? Qui pourrait dire aujourd’hui ce que sera la démocratie de demain ?
Quoi qu’il en soit, ces débats et interrogations, s’ils durent, débouchent sur « un état de crise croissante » (Ibid., 102) et « une période de grande insécurité » (Ibid., 102). Révolution française, crise de 1830, de 1848… Crise pétrolière de 1973 et 1979, crise du peso mexicain de 1994, crise de liquidité des banques asiatiques de 1997, crise financière de 2008 ? Crise sociale et politique Crise idéologique, économique et écologique ?
« Crash »
En tous les cas, insensiblement, les coups de butoir portés au paradigme dominant et la désacralisation dont il est de plus en plus l’objet finissent par le mener à une mort en trois temps : mort d’abord politique puis discursive et enfin représentationnelle. L’aristocratie n’est-elle effectivement pas morte une première fois avec Louis XIV, une deuxième fois avec l’avènement de la troisième République et enfin une dernière fois, comme le symbolise si bien La Grande Illusion de Renoir, aux alentours de la première guerre mondiale ?
Certes, comme en sciences, et, dans L’Encyclopédie, M. de Pezay, capitaine au régiment de Chabot, en est un vivant témoignage, « toujours quelques hommes continuent à s’accrocher à l’une ou à l’autre des vues anciennes » (Kuhn, 2008 : 40). Cependant, dans le champ idéologique, la disparition de l’ancien paradigme semble beaucoup plus lente que dans le champ scientifique. Autant un paradigme met du temps à s’installer, autant il met aussi du temps à disparaître.
Evolutions mais non révolutions
Une cloche de Gauss au sommet aplati représenterait donc assez bien l’évolution générale d’un paradigme, sachant, bien sûr, que le processus prend place non pas dans ce que Braudel appelle le temps court mais plutôt dans le temps conjoncturel voire dans le temps long, un temps ayant pour échelle au moins une dizaine de siècles. De multiples facteurs intervenant, une même étape, d’un paradigme à un autre, n’a pas forcément la même durée ou la même configuration. Nous l’avons vu, le catholicisme a par exemple indéniablement ralenti en Europe l’émergence de la bourgeoisie marchande. De même, les phases intermédiaires de chaque étape sont plus ou moins longues et surtout, bien souvent, s’enchevêtrent, se chevauchent et parfois empiètent sur l’étape précédente ou suivante. Les frontières, d’une étape à une autre comme d’une phase à une autre, ne sont jamais nettes et abruptes. Tout est continuum, même les ruptures.
A chaque fois, le nouveau paradigme apparaît avant même l’acmé de l’ancien. Kuhn a montré que c’est d’ailleurs aussi le cas dans le domaine scientifique et que, par exemple, dès l’antiquité, Aristarque de Samos défendait déjà l’hypothèse héliocentrique (Ibid., 112). Cependant, contrairement à ce qui semble se passer dans les sciences, le nouveau paradigme, pendant toute une période, avec certes un temps de retard, s’affermit parallèlement au paradigme dominant. Le petit nouveau ne disparaît pas mais continue sagement, discrètement, sûrement, sa progression. Il ne se met à contester son aîné que lorsque celui-ci commence à fléchir, que lorsque l’idéologie véhiculée par le dominant devient incompatible avec l’expérience vécue et risque de conduire à sa perte un grand nombre d’acteurs.
Et même là, le nouveau paradigme ne remplace pas son prédécesseur, armes à la main, en faisant table rase du passé. Les premières acceptions d’un nouveau paradigme sont à chaque fois étroitement reliées à celles qui ont précédé. Comme le montre le Littré, « Force, courage à la guerre » est devenu, par glissement sémantique, « par extension de l’idée de force, ce que vaut une chose », définition qui, à son tour, a conduit à l’acception pécuniaire du paradigme bourgeois. De même, l’acception mathématique, bien qu’issue du deuxième paradigme, est étroitement reliée à l’acception musicale qui, elle, appartient sans équivoque au troisième paradigme. Dans l’un et l’autre cas, se retrouvent en effet rigueur, rationalité, rapports numériques, esprit de système, dimension esthétique, etc. Réciproquement, les définitions musicale et linguistique, contrairement à celles qui suivront, ne sont pas sans rapport avec le paradigme précédent. La valeur générale y est certes intrinsèque : la musique comme le langage s’autonomisent et n’ont plus pour seul rôle de servir une institution ou une idéologie. Cependant, les signes musicaux et linguistiques (les croches, les noires, les blanches, les rondes, les mots, les phonèmes, les graphèmes, etc.) n’ont pas une valeur en soi. Leur valeur ne vient pas d’eux mais de la relation qu’ils entretiennent avec les autres signes, de leur rapport de différence ou de ressemblance avec ces autres signes. Leur valeur se résume donc à leur fonction dans la structure, à leur utilité au système. Si nous ajoutons à cela le fait que certains de ces signes ont plus de valeur que d’autres et que n’importe quel signe peut être remplacé par n’importe quel autre qui est perçu comme son équivalent fonctionnel (sans que soient jamais prises en compte les spécificités non fonctionnelles du signe en question), nous retrouvons point pour point les fondements de l’idéologie bourgeoise, ce qui d’ailleurs, au passage, amène à voir dans le structuralisme un courant beaucoup plus conservateur qu’il n’y paraît et confirme qu’à la fin du XXe siècle, le paradigme dominant n’est pas le troisième mais le deuxième. Ce que tend à montrer l’analyse des définitions musicale et linguistique, c’est donc que ces nouvelles acceptions ont un pied de chaque côté de la frontière et que, par conséquent, le passage d’un paradigme à un autre est bien moins abrupt qu’on pourrait le croire.
De même, à chaque fois, les acteurs sociaux en présence sont bien loin d’être aussi antagoniques que ce qu’affirment les discours postérieurs. Nous l’avons vu, dès le début du XVIIIe siècle, les nobles se tournent vers le commerce en gros. A la veille de la Révolution, les entreprises sidérurgiques les plus à la pointe sont dirigées par eux et tout le XIXe siècle est la confirmation de ce constat. Il est aussi frappant d’observer que si une classe sociale s’est bien emparée des valeurs esthétiques, c’est la bourgeoisie. Les musées nationaux et internationaux doivent beaucoup aux donateurs privés issus du monde de la finance ou du commerce. Encore maintenant, le Palazzo Grassi en est la meilleure preuve. La récupération du deuxième paradigme par les représentants du premier n’est pas non plus sans rappeler ce qui est en train de se passer dans le monde de l’entreprise. Boltanski et Chiapello[41] ont en effet récemment montré que le capitalisme s’est approprié, « en douceur », certaines des critiques propagées par la vague de protestation des années 1968-1978 or ces critiques, classées par ces deux sociologues en « sociales » et « artistes », mettent en avant les valeurs de notre troisième paradigme : l’égalité, la solidarité, l’altruisme, la créativité, etc. Tout en gardant le constat de ces deux sociologues, il pourrait donc être tentant, à la lumière ce qui précède, d’interpréter cette « récupération » non pas comme le signe d’une persistance à toute épreuve du capitalisme mais comme le signe qu’un nouveau paradigme est en train de sourdre. De la même manière que les nobles les plus clairvoyants de l’Ancien Régime ont tenté de perdurer en s’appropriant le nouveau modèle social, les tenants les plus éclairés du deuxième paradigme ne seraient-ils pas à leur tour en train de sentir, inconsciemment, que le vent de l’histoire tourne ?
Plus que cela, il semblerait même que les nouveaux paradigmes se nourrissent des anciens. A chaque fois, le gagnant, un peu comme l’Eglise qui christianisait les temples païens, s’approprie, phagocyte, détourne et récupère les acceptions et valeurs des paradigmes passés. Nous avons par exemple vu que le « juste prix » médiéval perdure jusqu’au XVIIIe siècle et réapparaît même au début du XXe siècle. Le paradigme démocratique reprend quant à lui l’expression « homme de valeur » au paradigme féodalo-aristocratique mais avec une signification totalement différente. Là encore, nous retrouvons certains parallélismes avec les observations de Kuhn : « Puisque les nouveaux paradigmes sont issus des anciens, ils s’incorporent ordinairement une grande partie du vocabulaire et de l’outillage, tant conceptuel que pratique, qui étaient ceux du paradigme traditionnel, mais il est rare qu’ils fassent de ces emprunts exactement le même usage » (Ibid., 205). Ne pourrions-nous même pas aller jusqu’à affirmer que chaque nouveau paradigme naît de son prédécesseur ? Nous avons vu que l’argent honni devient peu à peu moyen de célébrer la gloire de Dieu, moyen de servir sa cité, moyen de servir son pays puis fin en soi. Autrement dit, la valeur de l’argent, à la fin du deuxième paradigme, est intrinsèque. Nous retrouvons là précisément ce qui caractérise les valeurs du troisième paradigme. Celui-ci n’est donc finalement rien d’autre qu’une généralisation, qu’une extrapolation de l’aboutissement du deuxième. Nous pourrions dire la même chose du deuxième par rapport au premier. La méritocratie n’est-elle pas une sorte d’élargissement de l’aristocratie ? N’est-elle pas une aristocratie fondée sur des critères moins étroits ?
Il n’est cependant pas question d’affirmer que le nouveau paradigme englobe celui qui le remplace. La vision du monde bourgeoise n’a pas pour sous-ensemble la vision féodalo-aristocratique et n’est elle-même évidemment pas incluse dans la vision du monde démocratique. Cela tendrait encore à donner raison à Kuhn, qui poussant les intuitions de Norwood Russel Hanson, contrairement à l’opinion générale de son époque, niait le fait que la dynamique newtonienne était un cas particulier de celle d’Einstein (2008 : 141) et estimait que deux paradigmes successifs étaient forcément « incommensurables» (Ibid., 207). Quelques années plus tard, Feyerabend le suivit sur cette voie en considérant que « les révolutions scientifiques s’expliquaient avant tout par des évolutions esthétiques, idéologiques ou religieuses.[42] » Voilà qui conduit tout droit à l’analyse qui précède et réunit en un bel ensemble « révolution scientifique » et « évolution idéologique ».
Contrairement à certaines des conclusions de Kuhn, contrairement aussi à ce que Perelman et Olbrechts-Tyteca affirmaient, ce que nous venons d’observer laisserait donc entendre que le passage d’un paradigme à l’autre, sans être inclusif, se ferait plus par continuité et glissement que par rupture et bouleversement, que les valeurs abstraites favoriseraient plus une rénovation réformatrice que révolutionnaire. Evolutions mais non révolutions, telle serait la conclusion de ce travail. Conclusion d’autant plus tentante qu’une confirmation de cette hypothèse se trouve aux frontons de nos mairies. La couleur blanche du drapeau français n’est-elle pas un reliquat du paradigme féodalo-aristocratique, le bleu et le rouge de ce même drapeau et les mots « liberté, égalité » de la devise française, une empreinte du paradigme bourgeois et enfin les noms « égalité et fraternité », les prémisses du paradigme démocratique ?
Si nous en croyons les dictionnaires, le premier serait mort, le deuxième à son apogée ou peut-être au début de la fin de son apogée, le troisième à ses débuts et Estienne, Nicot, Richelet, Furetière, les académiciens, Diderot et D’Alembert, Féraud, Babault, Noël et Carpentier, Bescherelle, Larousse, Littré, Hatzfeld, Darmesteter et Thomas, Trousset, Greimas, Robert, Rey seraient en train de nous susurrer que nous sommes toujours dans un monde où la valeur des êtres se mesure à leur avoir et où la véritable démocratie reste à inventer.
N’en déplaise à Fukuyama[43], nous n’en serions pas alors « au point final de l’évolution idéologique de l’humanité », à « la forme finale de tout gouvernement humain » mais, bien au contraire, au commencement d’une nouvelle ère, à la veille d’une nouvelle histoire et d’un nouvel Homme, l’homme et la femme démocrates[44].
Stéphane Gallon
LIDILE
Rennes II
22/09/2010
ANNEXE 1 : LA STRUCTURE DES EVOLUTIONS IDEOLOGIQUES
« Démarrage » du paradigme
. Affirmation de valeurs premières
. Sacralisation, moralisation de ces valeurs
. Changement dans la perception du monde
« Décollage » du paradigme
. Accroissement et élargissement des valeurs du paradigme
. Affermissement du paradigme
. Premier recul du sacré et du moral
« Vitesse de croisière »
. Rationalisation, théorisation du paradigme
. Institutionnalisation du paradigme
. Spécialisation du paradigme
. Tendance à se rigidifier
« Turbulences »
. Conscience d’une anomalie
. Débats, questions
. Retours en arrière
. Crise
« Crash »
. Mort politique
. Mort discursive
. Mort représentationnelle
ANNEXE 2 : SCHEMATISATION SIMPLIFIEE DES TROIS PARADIGMES
[1] Rey, Rey-Debove (sous la dir. de), Le nouveau Petit Robert de la langue française, Le Robert, Paris, 2009.
[2] Le petit Larousse, Larousse, Paris, 2009.
[3] Perelman, Olbrechts-Tyteca, Traité de L’Argumentation, Ed. de l’Université de Bruxelles, 5ème éd., 2000, § 18-19, pp. 99-107.
[4] Robrieux, Eléments de Rhétorique et d’Argumentation, Dunod, 1993, 0pp. 155-158.
[5] Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, [1962], « Champs », Flammarion, 2008, p. 238.
[6] Terminologie empruntée à Rostow, Les étapes de la croissance économique, Economica [1960], 1997.
[7] V. 534 et v. 1877, La Chanson de Roland, Ed. critique par Cesare Segre, Droz, 2003.
[8] Marseille, Nouvelle Histoire de la France, La France féodale 814/1180, tome 5, Dictionnaire Le Robert, 1997, p. 73.
[9] Duby cité par Marseille, V, 1997, 75.
[10] Greimas, Dictionnaire du moyen français, Larousse, 2001.
[11] Collard, Pouvoirs et culture politique dans la France médiévale Ve-XVe siècle, Hachette, 1999. p. 90.
[12] Pastoureau, Une histoire symbolique du Moyen Age occidental, Seuil, 2004, p. 223.
[13] Contamine, « Noblesse », Dictionnaire du Moyen Age, Quadrige, PUF, 2002, p. 991.
[14] Révolte des seigneurs qui conduira à la pendaison du chambellan Enguerrand de Marigny.
[15] Jouanna, La France du XVIe siècle, PUF, 1996, p. 61.
[16] Emmanuel Le Roy Ladurie, Histoire de France, T. III, « L’Ancien Régime » (1610-1770), Paris, Hachette, 1991, cité par Marseille, Ibid., tome 11, p. 25.
[17] Sur ce sujet, cf. « Le scepticisme dans L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert », Revue de métaphysique et de morale, 2010.
[18] Marmion, « L’honneur au fil de l’épée », Sciences Humaines n°196, août-septembre 2008, p. 66.
[19] Bloch, Les rois thaumaturges, « Bibliothèque des histoires », Gallimard, [1924], 1983.
[20] Compte-rendu de Guillet, La mort en face, Histoire du duel de la Révolution à nos jours, Aubier, 2008 par Marmion, « L’honneur au fil de l’épée », Sciences Humaines n°196, août-septembre 2008, p. 66.
[21] Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, GF, 2007.
[22] De la Vega, « Les villes à la conquête du monde », Villes mondiales, les nouveaux lieux de pouvoir, Les Grands dossiers des Sciences Humaines, n°17, janvier-février 2010, p. 23.
[23] Réflexion de Weber, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, Champs, Flammarion, 2000, p. 141.
[24] Cité par Gimpel, Les Bâtisseurs de Cathédrales, Seuil, 1980, p. 10.
[25] Martina, « Prix », in Dictionnaire du Moyen Age, sous la dir. de Gauvard, de Libera, Zink, « Quadrige », PUF, 2002, p. 1150-1151.
[26] Boureau, « Usure », in Dictionnaire du Moyen Age, sous la dir. de Gauvard, de Libera, Zink, « Quadrige », PUF, 2002, pp. 1422-1423.
[27] Le Goff, La Naissance du purgatoire, « Folio », Gallimard, [1981], 1991.
[28] Voltaire, « Dixième lettre, Sur le commerce », Lettres philosophiques, GF, Flammarion, 1984, p. 66.
[29] C’est-à-dire le commerce en gros, cf. Chaussinand-Nogaret, La Noblesse au XVIIIe siècle, Complexe, 1976, p. 129.
[30] Souligné par nous.
[31] Souligné par nous.
[32] Souligné par nous.
[33] Polanyi, La Grande Transformation, « Bibliothèque des Sciences Humaines », Gallimard, [1944], 1983.
[34] Souligné par nous.
[35] Veblen, Théorie de la classe oisive, « Tel », Gallimard, [1899], 1979.
[36] Simmel, Philosophie de l’argent, « Quadrige », PUF, [1900], 2007.
[37] Todorov, La littérature en péril, Flammarion, 2007, pp. 41-42.
[38] Bréhier, Histoire de la philosophie, « Quadrige », PUF, 2004, p. 976.
[39] Rey (sous la dir. de) Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, 1992.
[40] Corneille, « Examen », Don Sanche d’Aragon, La Pléiade, Gallimard, 1984, p. 556.
[41] Boltanski, Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.
[42] Lepeltier « La philosophie des sciences », Sciences Humaines, n° 76, nov. 2006, pp. 56-57.
[43] Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, « Champs Essais », Flammarion, [1992] 2009.
[44] Avec tous mes remerciements à Thérèse Lechipey pour avoir relu et amélioré cet article.
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Jacques-Philippe Saint Gérand
Etude de style : esthétique et valeur ? Qu’est-ce qu’une langue littéraire ?
par
Jacques-Philippe Saint Gérand
Le mot Valeur est indéniablement l’un des mots du français les plus difficiles à définir et son utilisation dans un contexte d’esthétique langagière ne simplifie pas le problème. Les dictionnaires d’usage courant, à l’époque contemporaine, proposent généralement une architecture dans laquelle la dimension linguistique apparaît au coeur du processus. Ainsi le TLF.
On pourrait presque dire, en conséquence, que la valeur est ce qui fait sens, ce qui donne la mesure des choses. Qu’elle est essentiellement relative et variable, notamment dans le secteur littéraire, où il est question, depuis les débuts de l’histoire de la littérature d’établir des distinctions, des palmarès, des anthologies, sans que l’on se rende compte que ces classements reposent sur l’évaluation de faits de style eux-mêmes conditionnés par un état de langue et des canons esthétiques tous également variables. Parce que la littérature a pour finalité son lectorat et que ce dernier est conditionné par des habitus socio-culturels qui échappent la plupart du temps à l’individu, même si – dans le même temps – ils façonnent ou modèlent le sujet.
On objectera sans peine que le mot de style n’est pas moins ambigu et complexe… et que son sens ne s’éclaircit pas lorsqu’on l’associe à des termes aussi chargés de connotation que stylistique (Bally, etc.) ou étude de style (Spitzer)….
Reste que les canons littéraires, comme disent nos collègues anglo-saxons, porteurs de valeur esthétique, peuvent être facilement trompeurs si on les prend pour des règles et principes inangibles sinon invariables.
Pour illustrer ce point je ne prendrai qu’un exemple : celui du Dictionnaire des Difficultés grammaticales et littéraires de la langue française, publié par Jean-Charles Thiébault de Laveaux en 1818. Comme son titre l’indique, cet ouvrage traite de questions grammaticales et scripturales – pour faire une sorte de syncrétisme des notions de style et d’esthétique – susceptibles d’intéresser des lecteurs du premier XIXe siècle. Ceux-ci applaudissent à l’initiative ; une seconde édition est livrée en 1822, puis une troisième en 1846. S’ouvre alors un tunnel de routine, d’habitude, de conservatisme ou d’indifférence. Mais, dans le Dictionnaire des difficultés de la langue française d’A. Thomas, publié chez Larousse en 1956, l’ouvrage de Laveaux est encore cité comme source documentaire dans la bibliographie. Jusque là le seul motif de surprise est une aussi longue rémanence de l’ouvrage de Laveaux.
Mais, en regardant de plus près, un second motif d’étonnement surgit lorsqu’on s’aperçoit que le lexicographe a – souvent sans vergogne – carrément décalqué ou emprunté des passages entiers des volumes de l’Encyclopédie méthodique de Panckoucke consacrés à la grammaire , à la rhétorique, à la poétique et au style… Or ces volumes datent de 1780… De 1780 à 1956 l’empan chronologique est vaste et l’on s’amuse de voir des préceptes, conseils et remarques datant de la période pré-révolutionnaire, servir encore de données à des raisonnements et analyses qui voudraient être contemporains des premières exhortations de l’Abbé Pierre ou de la crise égyptienne du Canal de Suez, par exemple !
C’est dire que la valeur même de ces remarques de langue et de style ne peut être que labile et instable… et que la langue dite littéraire n’est et ne saurait être qu’une représentation abstraite et idéaliste d’une esthétique elle-même sujette à variations imprévisibles. Que la notion même de langue littéraire ne se conçoit que dans un cadre idéologique, nullement dans un cadre réellement théorique, assorti de conditions épistémologiques précises. Le protocole interprétatif instauré par Lanson au début du XXe siècle, qui devait par la suite conditionner durablement l’exercice d’explication et de commentaire de texte, s’inspirait largement – comme Ch. Noille-Clauzade l’a montré [1] – de la théorie formulée par Origène des quatre sens de l’Écriture, et promouvait à son terme le sentiment du style, c’est-à-dire une forme épilinguistique du sens littéraire se substituant au sens spirituel des chrétiens. Toute critique de la valeur étant désormais, ici, comme sous séquestre !..
C’est dans cette perspective que je voudrais maintenant suivre l’évolution du français littéraire en relation avec les contraintes de langue et d’esthétique qui en ont informé – ou conformé – les styles divers et leurs valeurs.
1. AUX ORIGINES DU FRANÇAIS LITTERAIRE.
Toute chronologie de l’histoire du français [2] met dès l’abord en évidence la triple corrélation :?- des variations du matériau linguistique,?- des variations de ses formes d’analyse métalinguistiques et?- des variations de ses formes d’appréhension épilinguistiques.?Expression de ce que l’objet littéraire – oral ou écrit – suppose toujours un ensemble de dispositifs complexes de réalisation :?- une morphologie linguistique spécifique, tout d’abord, dépendante des états du système ;?- des commentaires herméneutiques généraux fixant la tradition d’interprétation, et enfin?- des paraphrases exégétiques relatives aux différentes valeurs de sens reconnues à chaque époque par le lectorat.
1.1
Il s’ensuit que la langue supportée par le document littéraire, plus qu’aucune autre de ses réalisations, est soumise à un balancement dialectique constant qui fait osciller le jugement entre la valorisation de ses singularités et la dénonciation de ses défauts, entre la reconnaissance d’un style unique et la condamnation des manquements à la norme générale.
En l’occurrence, c’est ainsi que nous proposons d’interpréter la lente évolution qui, à travers les documents normatifs conservés du bas latin dans l’Appendix Probi [avant 320], et les extraits préservés du De uerborum significatu de Verrius Flaccus, ou les Gloses de Reichenau et de Cassel, mène irrésistiblement à l’émergence de documents écrits en langue vulgaire. Et notamment, à la production de ce document hybride que sont les Serments de Strasbourg [842], réputés être la première attestation de cette vernaculaire appelée à devenir le français ; ou, immédiatement après, mais déjà sur le versant littéraire, à cette fameuse Séquence de sainte Eulalie [880], que l’on serait pourtant bien en peine d’identifier clairement comme écrite en une langue standard caractérisable comme française.
Or l’on sait que la transcription que l’on possède des serments échangés par Louis le Germanique et Charles le Chauve est postérieure de près d’un siècle et demi à la réalité historique du fait. Et que le transcripteur, Nithard, a pris bien soin d’opposer la langue romane de Louis le Germanique et le francique de Charles le Chauve. Ce décalage chronologique restitue ainsi au témoignage historique un air de contemporanéité avec le Sermon de Jonas, la Passion et la Vie de saint Léger [entre 937 et l’an 1000] qui, pour leur part, manifestent la définition d’un nouvel état de langue bien plus proche de ce que le français deviendra peu à peu comme langue de référence : Hugues Capet, à partir de 987, est le premier roi à ne faire usage que du roman.
Cet intervalle instaure aussitôt un lien étroit entre vernaculaire standardisée et langue littéraire. Il n’est d’ailleurs pas indifférent de constater le vacillement des repères chronologiques lorsqu’il s’agit de définir la naissance d’une des langues littéraires les plus prestigieuses issues de la Romania, car, si les origines en demeurent encore problématiques aujourd’hui, les effets culturels n’en sont pas moins clairement perceptibles dès le début de la gestation. En-deçà des attestations réalisées dans les textes parvenus jusqu’à nous à travers d’innombrables scripta dialectales, c’est dès lors la tension menant à la standardisation d’une forme qui s’impose, et la tentation du politique, de la centralisation, qui se manifestent, sans que le style puisse être autre chose alors que la plume et la calligraphie du scribe laborieux.
1.2
Autour de la question des dialectes, ce sont ainsi les différences d’approche des médiévistes et des dialectologues qui sont en jeu dans ce processus que formalise l’écriture.
En effet, si l’on considère généralement que les dialectes d’oïl ne se sont guère différenciés avant le XIe siècle, c’est probablement que l’on manque d’information attestée sur ces premiers états, et que – privé de ses sources habituelles d’information – le dialectologue moderne ne peut se prononcer sur le sens de la relation unissant une langue nécessairement normée et des variantes géographiques : angevin, berrichon, bourbonnais, bourguignon, champenois, franc-comtois, français de Paris [ex francien], gallot, lorrain, normand, picard, poitevin, saintongeais, tourangeau, wallon, qui en constituent comme autant de déclinaisons adaptées aux circonstances historiques, géographiques et socio-économiques.
En revanche, à partir des XIIe et XIIIe siècles, lorsque l’écrit – par les ateliers de copistes – se diffuse et se généralise en restreignant l’étendue des variations de l’oral, la situation devient différente. Et le philologue médiéviste issu du même XIXe siècle que le dialectologue comparatiste, prend la relève à l’époque moderne pour distinguer les éléments qu’il identifiera comme variantes dialectales pertinentes parmi toutes les formes stylisées soumises à son appréciation.
De ce fait rétrospectif qui confère à l’écrit la capacité de fixer des états, la dimension orale première du dialecte devient secondaire. Et il est alors possible d’envisager qu’autour de Paris et d’un usage normé de la langue, propre au lieu du pouvoir politique, se développèrent des formes dialectalisées dont les premiers documents littéraires écrits ont formalisé les caractères principaux au prix d’une simplification considérable de la variété linguistique proprement dite.
Si la zone géographique propre au groupe des parlers français recouvre pour le dialectologue toute la partie septentrionale du domaine gallo-roman, soit l’aire des parlers d’oïl ; ce qui – d’emblée – met aux marges les parlers gallo-romans d’oc, pour le médiéviste, cet ensemble se restreint aux seules formes ayant donné naissance à des écrits esthétiques [gestes, romans, poésies] ou fonctionnels [chartes, déclarations politiques], conservés et valorisés : franco-normand, franco-picard, français de Paris, champenois, éventuellement bourguignon. Le prestige de Paris, capitale politique et centre culturel grâce à la cour, à l’abbaye de Saint-Denis et à la fondation de la Sorbonne [1231], corrélé au déclin du franco-normand [rattachement à la France en 1203] et du franco-picard [tout au long du XIIIe siècle], confirment ainsi l’exhaussement progressif et l’accès du dialecte d’Île de France au statut de scripta d’oïl standard, quoique toujours écartelée jusqu’au XIVe siècle entre les tendances unificatrice et différenciatrice. Vers 1270, Adenet le Roi rapporte une pratique significative de l’aristocratie allemande de son temps :
Tout droit a celui tans que je ci vous devis
Avoit une coustume ens el tiois paÿs
Que tout li grant seignor li conte et li marchis
Avoient entour aus gent françoise tous dis
Pour apprendre françois lor filles et leur fis
Li rois et la roÿne et Berte o le cler vis
Sorent près d’aussi bien le françois de Paris
Com se il fussent ne ou bourc a Saint DenisAucune des formes aujourd’hui identifiées comme relevant du groupe occitan n’a – à proprement parler – influé sur la constitution de cette langue française, que ce soit le Franco-provençal, l’Occitan proprement dit ou le Gascon. Aucune koiné franco-provençale ne fut apte à concurrencer les langues d’oïl et d’oc ; et aucune des variétés dialectales du franco-provençal ne devint langue littéraire face à cette émergence d’un modèle français. Et il fallut – j’y reviendrai – la révolution d’une philologie romantique, au XIXe siècle, pour accréditer l’idée que la littérature des troubadours devait entrer elle aussi dans l’orbe de la littérature française sous l’effet d’une rétrospection gommant toutes les différences d’origine.
1.3
Mais, pour la période allant des origines du français au seuil de la Renaissance, à ces considérations externes, il convient d’ajouter des considérations internes. A plus haute époque, la langue pratiquée se marque par une simplification de la complexité structurelle du latin.
Les effets d’abrègement phonétique [réduction des diphtongues, amuïssement des consonnes, etc.], de simplification de la morphologie [disparition progressive des formes de flexion nominales] et de la syntaxe [rigidification de l’ordre des mots dans la phrase.] ne sont alors pas sans conséquence sur les emplois du matériau littéraire. De même, le vocabulaire s’enrichit-il grâce à un lexique ayant abondamment recours à des formes réempruntées au latin et au vieux fonds germanique, ce qui permet à la littérature de trouver là nuances et discriminations de sens jusqu’alors inédites.
Créateurs anonymes pour la plupart, les auteurs collectifs de la tradition dont sont issus les chansons de geste, les mystères, les premiers romans et les premières poésies, ont contribué à fixer la labilité de formes d’expression et de communication que les savants de la science linguistique ultérieure ont identifiées comme étant les témoignages du système du français. Entre les voix des premiers et les exégèses des seconds fondées sur l’étude des traces, se réalise très vite un investissement progressif de la littérature par l’écriture qui épure et simplifie par nécessité la complexité du matériau langagier ; qui réduit en particulier la diversité des variations dialectales. Et le Champenois Chrétien de Troyes écrit dès lors en français, dans une langue qui n’a plus rien à voir avec la langue vulgaire de ses compatriotes paysans.
1.4
De la fin du XIIIe siècle à la fin du XVe siècle, en cette période malignement dénommée moyen français, un mouvement général de normalisation et de standardisation embrasse le système de la langue. Ce mouvement se marque par :
a) la disparition de la déclinaison à deux cas, mise en place d’un ordre des mots fonctionnellement discriminant des rôles syntaxiques ;
b) la discrimination sémantique conséquente des formes subsistantes de l’ancienne morphosyntaxe [sire / seigneur ; pâtre / pasteur] ;
c) la particularisation des effets de sens [écouter / ausculter ; prison / préhension, frêle / fragile, etc.] ;
d) la régularisation des paradigmes de la conjugaison ;
e) l’extension d’un vocabulaire devant désormais nécessairement s’adapter aux évolutions techniques et idéologiques de la société.
Tant chez les poëtes [Charles d’Orléans, Villon] que chez les auteurs didactiques [Christine de Pisan] ou les historiographes [Villehardouin, Commines, Froissart, Chastellain], l’écriture fait naître l’impression que s’ouvre alors une nouvelle époque à laquelle les Grands Rhétoriqueurs [Meschinot, La Marche, Molinet, Saint-Gelays, La Vigne, Cretin] vont donner ses lettres de noblesse. Chez ces derniers, en effet, l’ambiguïté du dire poétique constitue le soubassement d’une réflexion sur la langue littéraire qui affirme de manière très moderne le triomphe définitif du Verbe sur les imperfections du quotidien, et qui délègue à l’écriture le soin de fixer une telle représentation subversive du monde contemporain. Les techniques de la variation médiévale le respect d’un système de la langue déjà perçu comme obsolète [latinismes lexicaux et syntaxiques violemment exhibés], le jeu de la lettre, tous ces moyens sont mis au service d’une éloquence jusqu’alors inconnue, en laquelle l’esthétique baroque puisera ses plus avérés ferments. Parlera-t-on pour autant de style et de valeur en cette occurrence, même si, dans ce cas, l’individualité du sujet ou de l’auteur devient palpable ?
1.5
Au XVIe siècle, cette involution progressive de la conscience linguistique dans la création littéraire devient manifeste et constitue le socle sur lequel s’édifieront désormais les plus grandes entreprises de la littérature française. Michel Jourde et Jean-Charles Monferran viennent tout récemment encore de rappeler que c’est dans cette période et au début du XVIIe siècle qu’a commencé à se constituer le lexique métalittéraire français [3] , notamment dans son aptitude à désigner les genres, les tropes, les figures, et les faits de versification tout autant que de « style »…
Le système de la langue n’évolue plus alors que sous l’aspect du lexique. Morphologie et syntaxe s’affranchissent des derniers restes du moyen âge, tandis que la langue tend de plus en plus à se confondre avec l’extraordinaire mouvement de prolifération lexicale qui s’empare d’elle. Emprunts au latin, au grec, voire à l’hébreu, à l’italien, relatinisation forcée de mots traditionnels, assouplissement des conditions de la dérivation et de la composition, tels sont quelques-uns des traits que les œuvres de Montaigne, Calvin, des Périers, Calvin, Marguerite de Navarre et Rabelais, en prose, ou Ronsard, de Sponde, Scève, Desportes, d’Aubigné, en poésie, illustrent avec éclat. Il revient à un poète savant, Joachim du Bellay, de marquer cette étape en proposant sa fameuse Deffence et Illustration de la Langue Francoyse [1549].
Dans ce texte, l’auteur rappelle successivement que la Langue Francoyse ne doit estre nommée barbare [chap. II], pourquoi la Langue Francoyse n’est si riche que la Grecque & Latine [chap. III], que la Langue Francoyse n’est si pauvre que beaucoup l’estiment [chap. IV], que les Traductions ne sont suffisantes pour donner perfection à la Langue Francoyse [chap. V] et pourquoi il convient d’amplifier la Langue Francoyse par l’immitation des anciens Aucteurs Grecz & Romains [chap. VIII]. Indépendamment de l’évolution des poétiques, c’est donc un plaidoyer en faveur de la normalisation et de l’unité subséquente du français que mène brillamment ici du Bellay. L’expansion de l’imprimerie ajoutera peu après au débat un clivage nettement marqué entre les tenants du phonétisme évolutif et les partisans de l’étymologie conservatrice. Le succès final de ces derniers fait avancer d’un pas dans la définition d’une unité forcée du français, grâce à laquelle pourra s’élaborer alors une conception classique de la langue. Mais cette conception est le fait d’une volonté de normalisation et non l’expression d’une prise directe sur la réalité des usages. Le témoignage du médecin Héroard sur les babils du futur Louis XIII, entre 1605 et 1610 est éloquent à cet égard :
Papa je suis bien aise de ce que Mr de St Aubin m’a dit que vou poté bien et que vous ete a Pari, pou ce que je pance d’avoi bien to l’honeu de vou voi et de vou baisé la main. Si j’eté bien gran je vou iré voi a Pari car j’en ai bien envie. Hé papa je vou supplie tes humblement vené me voi é vou veré que je sui bien sage. I n’ya que Madame d’opinate, je suis pu. Ma pume e bien pesante, je vou baise tes humblement la main. Je sui papa, vot tes humble et te obeissan fi e saviteu. Daulphin [17.11.05, 825]
En effet, pendant ces années menant au majestueux XVIIe siècle, le phonétisme et les grandes tendances morphosyntaxiques du français moderne ne cessent de se mettre en place : raréfaction d’emploi du r roulé, disparition des ultimes diphtongues susbsistantes, organisation logique de l’énoncé, épuration du vocabulaire, chasse aux dérivés et composés lourds et trop peu analytiques du siècle précédent… L’heure commence à poindre où, à la plume du scribe anonyme que trahissent à peine les habitudes de sa scripta, va se substituer le style plus individualisé, idiolectal et idiosyncratique, d’un auteur cherchant peu à peu à jouir de ses prérogatives et à assumer pleinement ses devoirs de créateur de formes esthétiques doublant l’énonciation de leçons éthiques.
2. STABILISATION ET STANDARDISATION DES FORMES ET DE LA NORME
Les créations de Malherbe ou de Guez de Balzac, voire de Racine, attestent cette normalisation et cette standardisation d’une langue littéraire de plus en plus coupée des emplois quotidiens de la langue vulgaire, quoiqu’il ne faille pas dissimuler sous leurs ors officiels et académiques les tentations irrespectueuses d’échapper à la norme et à un ordre étouffant sous la pompe que manifestent les œuvres de Scarron ou de Sorel. Charles Nodier parlera plus tard à ce sujet du rateau et de la pierre ponce de l’âge classique.
2.1
La fondation de l’Académie française [1632-34] et l’assignation de ses principaux objectifs marquent la volonté de doter le français d’une légitimité et d’une législation officielles :
« Aprés que l’Académie Françoise eut esté establie par les Lettres Patentes du feu Roy, le Cardinal de Richelieu qui par les mesmes Lettres avoit esté nommé Protecteur & Chef de cette Compagnie, luy proposa de travailler premierement à un Dictionnaire de la Langue Françoise, & ensuite à une Grammaire, à une Rhetorique & à une Poëtique. Elle a satisfait à la premiere de ces obligations par la composition du Dictionnaire qu’elle donne presentement au Public, en attendant qu’elle s’acquitte des autres. »
En 1816, renée de ses cendres après l’épisode révolutionnaire, la même institution, dresse le bilan de son histoire rappelle les intentions premières des Académiciens :
L’institution de l’Académie française ayant pour objet de travailler à épurer et à fixer la langue, à en éclaircir les difficultés et à en maintenir le caractère et les principes, elle s’occupera dans ces séances particulières de tout ce qui peut concourir à ce but ; des discussions sur tout ce qui tient à la grammaire, à la rhétorique, des observations critiques sur les beautés et les défauts de nos écrivains, à l’effet de préparer des éditions de nos auteurs classiques, et particulièrement la composition d’un nouveau dictionnaire de la langue seront l’objet de ses travaux habituels [article 6 des nouveaux Statuts et Reglemens].
De tels textes sont sans ambages. Le travail des Académiciens se confond avec les écrits des plus grands auteurs de la nation, et entend représenter la langue française dans son état de plus grande perfection. Le Dictionnaire de l’Académie définit ainsi le bon usage de la langue française, mais en excluant des domaines spécialisés comme les arts et les sciences :
« C’est dans cet estat [de perfection] où la Langue Françoise se trouve aujourd’huy qu’a esté composé ce Dictionnaire ; & pour la representer dans ce mesme estat, l’Académie a jugé qu’elle ne devoit pas y mettre les vieux mots qui sont entierement hors d’usage, ni les termes des Arts & des Sciences qui entrent rarement dans le Discours ; Elle s’est retranchée à la Langue commune, telle qu’elle est dans le commerce ordinaire des honnestes gens, & telle que les Orateurs & les Poëtes l’employent ; Ce qui comprend tout ce qui peut servir à la Noblesse & à l’Elegance du discours. »
En définissant ainsi son dictionnaire, l’Académie s’opposait aux plus importantes tendances de Richelet et de Furetière. Et affichait son ambition normative soucieuse de légiférer sur les conditions pratiques d’utilisation du langage dans une constante référence à la notion de pureté linguistique. Il est vrai que – de Richelieu à Colbert – dans le temps de la gestation de cette première édition, les choses avaient un peu changé, et que la même année 1694, Thomas Corneille publiait en son nom, bien qu’il fût lui-même Académicien, son dictionnaires des Arts et des Sciences, réputé combler les lacunes du DAF. Le fait que ce dernier dictionnaire avait été composé par quarante des plus éminents hommes de lettres de France était une garantie majeure de son autorité, mais fut aussi un obstacle à son achèvement. Initialement, l’Académie avait confié la tâche au grammairien Vaugelas, mais à la mort de celui-ci – en 1650 – le travail n’avait pas dépassé la lettre « C ». Fut alors décidé que – malgré certains désavantages – le dictionnaire serait écrit collectivement. La préface, par exemple, mentionne clairement in fine l’interruption préjudiciable des années de la Fronde, qui ralentit le processus général d’élaboration de l’ouvrage :
L’Académie auroit souhaité de pouvoir satisfaire plustost l’impatience que le Public a tesmoignée de voir ce dictionnaire achevé ; Mais on comprendra aisément qu’il n’a pas esté en son pouvoir de faire une plus grande diligence, si on fait reflexion sur les divers accidens tant publics que particuliers qui ont traversé les premieres annees de son establissement, & sur la maniere dont elle a esté obligée de travailler
Lorsque le travail reprit, après 1650, la composition fut poursuivie jusqu’en 1673 avant de laisser place à un long processus de révision :
« […] On peut dire que c’est seulement depuis l’année 1651 que l’on y a travaillé serieusement. La premiere composition en fust achevée vers le temps de la mort de Monsieur le Chancelier, qui arriva le premier jour de l’année 1673. Ce fut alors que le Roy ayant bien voulu se declarer le Protecteur de l’Académie, & luy donner dans le Louvre l’appartement où elle tient ses assemblées, elle se vit élever au comble du bonheur dont elle jouït presentement. Elle a depuis travaillé regulierement trois fois la semaine deux heures par chaque seance, & elle ne s’est occupée à autre chose qu’à revoir ce qui avoit esté fait. Ce second travail n’a pas moins cousté de temps à l’Académie que le premier, & cela ne se peut pas faire autrement, à cause de la maniere de travailler des Compagnies en general & de l’Académie en particulier, où tous ceux qui la composent disent successivement leur avis sur chaque mot & ou la diversité des opinions apporte necessairement de grands retardemens. »
2.2
Une soixantaine d’années séparent la naissance du projet de sa réalisation et de sa publication le 24 août 1694. Plusieurs générations d’Académiciens ont ainsi participé à l’élaboration du Dictionnaire, depuis ceux de la première Académie, comme Saint-Amant, Guez de Balzac ou Voiture jusqu’à ceux des années 1680-1690, comme Nicolas Boileau, Thomas Corneille, ou La Fontaine, à qui l’on adjoindra aussi les élus des années 1691-93 comme Fontenelle, ou Fénelon et La Bruyère. Et les obscurs : Paul et François Tallemant, Patru [jusqu’en 1675], Pellisson, Doujat, Cotin, Boyer etc. Il en résulte une indistinction qui transcende les débats et querelles littéraires ayant traversé ou ponctué le siècle [baroque, classicisme, préciosité, antagonisme des Anciens et des Modernes, etc.], et qui a pour conséquence ultime -probablement involontaire – une homogénéisation artificielle et forcée de la matière linguistique. En effet, le Dictionnaire de l’Académie françoise a pour ambition de présenter l’usage fondé sur les pratiques des meilleurs écrivains du siècle, sans distinction méthodologique précise entre ceux du début et ceux de la fin du siècle. Et ce, indépendamment des variations dues aux différences d’intérêt manifestées par les trois rédacteurs officiels de l’entreprise : Vaugelas de 1634 à 1650, Mézeray de 1650 à 1683, et Regnier de 1684 à 1692 puis 1694, ou aux luttes intestines ayant entouré les naissances concurrentes des dictionnaires de Richelet (1680) et de Furetière (1690).
Mais la date de 1650 n’est pas seulement anecdotique du point de vue de l’histoire externe, elle marque aussi une transition importante du point de vue interne. La mort de Vaugelas signe la fin d’une époque et l’ouverture d’une période nouvelle. Si les premiers Académiciens étaient soucieux – en conformité avec le principe mis en avant dans les Remarques – de définir les principes du bon usage, en s’appuyant sur le témoignage de la plus saine partie de la cour, la période de l’après Vaugelas marque un infléchissement vers l’analyse critique, les remarques et les observations, périmant certains des usages consacrés par Vaugelas, déjà perçus comme vieillis, et marquant l’émergence progressive d’une conscience linguistique fondée sur des repères plus larges, et recourant à des critères explicites d’appréciations des concurrences d’usages (littéraires pour l’opposition poésie / prose, ou linguistiques avec les distinctions écrit / oral, Paris / la cour, Paris et la cour / Provinces, etc.). Dans cette seconde période, on distingue deux familles de remarqueurs :?- la première, diffuse et associée à des rivalités d’auteurs,?- seconde, plus rigide, marquée d’abord par Bouhours, mais surtout liée à deux personnalités marquantes de l’Académie : Olivier Patru et Thomas Corneille qui, tout en partant des Remarques de Vaugelas, se sont efforcés de mieux définir – pour leurs collègues académiciens littéraires – l’usage en cours à la fin des années 1680, en confrontant les différents commentaires proposés par des auteurs même non académiciens, comme Ménage.
2.3
Il s’ensuit une forme de simplification arbitraire de la variété linguistique si complexe à cette époque, qui isole le centre parisien aristocratique des périphéries provinciales, bourgeoises et paysannes. Racine relatant à La Fontaine son voyage de Paris à Uzès, en 1661, a grand soin de noter son incapacité à communiquer avec les indigènes franco-provençaux dès les abords du Forez et de Lyon. Si le français bourgeois assure la part essentielle des discours technique, didactique, scientifique et politique, acceptant pour cela toutes les innovations lexicales, les discours littéraires ne peuvent recourir qu’au français aristocratique. Le Roman bourgeois [1666] de Furetière, bien avant le dictionnaire du même auteur, conteste ce modèle en proposant de la langue littéraire une vision subversive tant dans le plan de la narration et de l’intrigue romanesque que dans celui des formes et registres de langue employés. L’autorité grammaticale doit alors monter la garde. Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène du Père Dominique Bouhours, en 1671, et le Traité de la grammaire françoise de l’abbé Régnier-Desmarais [1705], sont de ces vigiles zélés qui assurent la constance du purisme face aux contestations et aux revendications d’émancipation. Dans ces conditions, on comprend qu’il soit difficile de laisser à l’individu la possibilité de s’exprimer librement et de déléguer à l’individualité le droit légitime de s’incarner dans un style propre.
3. DE LA STANDARDISATION A LA RAISON
Le passage à ce qu’il est convenu d’appeler le XVIIIe siècle expose dès lors en langue et en littérature un basculement irrémédiable : celui qui fait passer de la pureté revendiquée à l’âge classique aux affects de la sensibilité et du mythe de la raison., et qui assure la reconnaissance du génie et de l’universalité de la langue française. Pour permettre cette promotion, il fallait que – politique par nature – la langue acceptât d’être le reflet d’un consensus plus désiré que réellement expérimenté.
Le traité de Rastatt, en 1714, marque tout autant, comme fait, l’accession du français au statut de langue diplomatique universelle, et, comme symbole, la reconnaissance des mérites esthétiques et logiques tout particuliers de cette langue. Et, dans le Salon de Mme Geoffrin, autour de 1755, voisinent le prince de Conti et Julie de Lespinasse, mais aussi un Fontenelle presque centenaire, Montesquieu, Buffon, D’Alembert, Helvétius, Turgot, Quesnay, Rameau, Jean-Jacques Rousseau, Marmontel et Marivaux, ainsi que les acteurs Le Kain et La Clairon. Si la poésie se dessèche dans cette atmosphère où l’esprit pousse la finesse des discriminations jusqu’à la minutie la plus extrême, la prose gagne à ces jeux une puissance polémique et une variété poétique jusqu’alors inconnues.
3.1
Voltaire, puriste invétéré et vétilleux censeur du Corneille baroque, quoique militant farouche du progrès et des Lumières, perpétue cette image du français universel, en précurseur de Rivarol. Dans l’article Langue du Dictionnaire philosophique, il définit cette qualité de la façon suivante :
» Le génie de notre langue est la clarté et l’ordre. Le français n’ayant point de déclinaisons et étant toujours asservi aux articles, ne peut adopter les inversions grecques et latines. […] Les verbes auxiliaires qui allongent et énervent les phrases dans les langues modernes, rendent encore la langue française peu propre pour le style lapidaire. Ses verbes auxiliaires, ses pronoms, ses articles, son manque de participes déclinables, et enfin sa marche uniforme nuisent au grand enthousiasme de la poésie ; elle a moins de ressources en ce genre que l’italien et l’anglais ; mais cette gêne et cet esclavage même la rendent plus propre à la tragédie et à la comédie qu’aucune langue de l’Europe. L’ordre naturel dans lequel on est obligé d’exprimer ses pensées et de construire ses phrases, répand dans cette langue une facilité et une douceur qui plaît à tous les peuples ; et le génie se mêlant au génie de la langue a produit plus de livres agréablement écrits qu’on n’en voit chez aucun autre peuple. »
On ne saurait mieux résumer une situation qui n’est peut-être que le résultat d’une certaine fantasmagorie. En effet, pour accréditer une telle conception de la langue, il lui faut réactualiser à plus d’un demi-siècle de distance, toutes les qualités idéales de l’expression dont rêvait l’âge classique, et, par conséquent, accepter que la langue française saisie en ses manifestations littéraires ne soit plus une langue mais l’image d’une langue. Dans la XXIVe des Lettres philosophiques, il note :
Pour l’Académie française, quel service ne rendroit-elle pas aux lettres, à la langue, & à la nation, si, au lieu de faire imprimer tous les ans des complimens, elle faisoit imprimer les bons ouvrages du siècle de Louis XIV, épurés de toutes les fautes de langage qui s’y sont glissées ? Corneille et Molière en sont pleins, La Fontaine en fourmille : celles qu’on ne pourroit pas corriger seroient au moins marquées. L’Europe, qui lit ces auteurs, apprendroit par eux notre langue avec sureté, sa pureté seroit à jamais fixée ; les bons livres français imprimés avec ce soin aux dépens du Roi, seroient un des plus glorieux monumens de la nation.
Voltaire, Diderot, mais aussi Rousseau, Marivaux, Prévost, chacun, à sa manière, expose cette tension de la langue et cette propension de l’utilisateur littéraire, qui font de l’élégance et de la distinction langagière les repoussoirs de la décadence et de la dépravation, lesquelles – par l’intermédiaire des genres inférieurs et du style poissard – s’infiltrent malignement dans le champ du littéraire.
Beaumarchais dramaturge célèbre, mais aussi polémiste de talent, et auteur plus sulfureux de lestes parades, tout comme le divin marquis, Donatien de Sade, mais aussi Restif de la Bretonne ou Choderlos de Laclos témoignent de ce débordement de la rigueur par l’éthos et le pathos. Il n’est pas jusqu’au néographe Louis-Sébastien Mercier qui, dans le Tableau de Paris ou dans ses divers écrits journalistiques et esthétiques, ou paralinguistiques, ne fasse entrer tout un lexique inédit dans le nouveau vocabulaire de la langue française littéraire régénérée par les expériences sensibles d’un monde en mutation ; et qui ne cesse de clamer son désir de liberté :
Il n’y a rien de tel qu’un peuple sans Académie, pour avoir une langue forte, neuve, hardie et grande. Je suis persuadé de cette vérité comme de ma propre existence. Ce mot n’est pas français, et moi je dis qu’il est français, car tu m’as compris : si vous ne voulez pas de mon expression, moi je ne veux pas de la vôtre. Mais le peuple qui a l’imagination vive, et qui crée tous les mots, qui n’écoute point, qui n’entend point ces lamentations enfantines sur la prétendue décadence du goût, lamentations absolument les mêmes de temps immémorial, le peuple bafoue les régenteurs de la langue, et l’enrichit d’expressions pittoresques, tandis que le lamentateur s’abandonne à des plaintes que le vent emporte. J’en appelle donc au peuple, juge souverain du langage ; car si l’on écoute les puristes, l’on n’adoptera aucun mot, l’on n’exploitera aucune mine, l’on sera toujours tremblant, incertain ; l’on demandera à trois ou quatre hommes s’ils veulent bien nous permettre de parler ou d’écrire de telle ou telle manière, et quand nous en aurons reçu la permission, ils voudront encore présider à la structure de nos phrases : l’homme serait enchaîné dans la plus glorieuse fonction qui constitue un être pensant. Loin de nous cette servitude : la hardiesse dans l’expression suppose la hardiesse de pensée. [Néologie, p. xxiv-xxv]
Et, un peu plus loin, d’ajouter :
La langue est à celui qui sait la faire obéir à ses idées. Laissez la langue entre les mains de nos feuillistes, folliculaires, souligneurs, elle deviendra nigaude comme eux. Donnez-vous la peine d’orienter la carte de la littérature, pour en désigner le midi et le septentrion, c’est-à-dire, les gens de lettres d’un côté, qui produisent des ouvrages, qui creusent les idées, qui vont en avant, et de l’autre, les jugeurs, impuissants à créer, et qui sont les dignes objets de la risée publique. Que reste-t-il de toute la scolastique de l’abbé Desfontaines jusqu’à celle de nos jours ? C’est du langage sorbonique littéraire, rien de plus. [Néologie, p. xliii]
3.2.
Les esprits logiques tenteront d’expliquer rationnellement ce phénomène inconnu de régénération et d’affranchissement du lexique par le préalable nécessaire de la sensorialité : selon le vieil aphorisme renouvelé qui veut que Nihil est in intellectu… Rien ne soit dans la compréhension qui n’ait auparavant été dans les sens …. Les tenants du néo-classicisme, avec Marmontel et La Harpe, mais aussi le Chevalier de Jaucourt, dresseront alors contre cette subversion du sens les forteresses déjà obsolètes de leurs traités et de leurs éléments.
Sur le versant proprement linguistique du processus, Dumarsais et Beauzée, dans la filiation des logiciens et grammairiens de Port Royal, montrent la voie à un Condillac, promoteur de la langue des calculs, mais qui est aussi aussi l’auteur d’un Dictionnaire de Synonymes dont – ultérieurement – Lafaye réutilisera le cadre théorique et formel général. Entre eux, Rivarol réimpose in extremis le cliché de la clarté de la langue, d’une clarté qui n’est peut-être plus désormais que l’ombre d’elle-même, opacifiant ainsi un réel que la littérature a de plus en plus de mal à saisir :
» Ce qui distingue notre langue des langues anciennes et modernes, c’est l’ordre et la construction de la phrase. Cet ordre doit toujours être direct et nécessairement clair. […] Le Français par un privilège unique est seul resté fidèle à l’ordre direct, comme s’il était tout raison […] et c’est en vain que les passions nous bouleversent et nous sollicitent de suivre l’ordre des sensations : la syntaxe française est incorruptible. C’est de là que résulte notre admirable clarté, base éternelle de notre langue. Ce qui n’est pas clair n’est pas français ; ce qui n’est pas clair est encore anglais, italien, grec ou latin. Pour apprendre les langues à inversions, il suffit de connaître les mots et leurs régimes ; pour apprendre la langue française, il faut encore retenir l’arrangement des mots. On dirait que c’est d’une géométrie tout élémentaire, de la simple ligne droite, que s’est formée la langue française ; et que ce sont les courbes et leurs variétés infinies qui ont présidé aux langues grecque et latine. [pp. 253-56]
Pour maintenir cette apparence d’essentielle raison gouvernant la langue, il ne faut rien moins alors que le poids du génie, mais d’un génie qui – précisément en cette époque – est en train de s’individuer à la suite du trauma de la Révolution de 1789 et de la constitution d’une notion du sujet littéraire moderne distincte de celle de l’auteur classique. C’est ainsi que le très orthodoxe critique du Journal des Débats, Dussault, fait jouer en discours les termes de forme, de figure et de génie dans un contexte qui associe esthétique littéraire et esthétique » linguistique « , sans peut-être percevoir les conséquences plus tardives de son geste :
» Tous les bons littérateurs conviennent que la forme de notre langue a été fixée et déterminée par les grands écrivains du siècle dernier ; il faut distinguer dans un idiome ce qui appartient au goût et à l’imagination de ce qui n’est pas de leur ressort ; rien n’empêche aujourd’hui d’inventer de nouveaux mots, lorsqu’ils sont devenus absolument nécessaires ; mais nous ne devons plus inventer de nouvelles figures, sous peine de dénaturer notre langue, et de blesser son génie » [Dussault, Annales littéraires, t. I, Paris, 1828, A propos de Mme de Staël , 1800, p. 33]
Il y a là, indéniablement, une crise de la valeur. En effet, l’arrivée sur le devant de la scène littéraire de personnalités – pour ne pas dire d’individualités, terme alors fortement dépréciatif – telles que Chateaubriand, Senancour ou justement Mme de Staël, précipite un quadruple bouleversement des valeurs d’usage ayant son incidence dans le plan général du langage comme dans celui plus restreint de la nature et des formes de la langue littéraire :?- aux émois des grammairiens perdus entre la raison et la norme, correspondent?- les frissons d’effroi de lexicographes submergés par le renouvellement du vocabulaire, tandis que les philosophes du langage ne cessent d’éprouver d’ontologiques?- trémulations au spectacle de la raison subvertie par l’émotion, et que les nouveaux sujets du discours commencent à prendre conscience des?- vibrations déstabilisantes de leur sentiment épilinguistique.
3.3
Derrière une prononciation et des graphies portant la trace de leurs décalages historiques, les phrases boursouflées dénoncées par les critiques littéraires de l’époque exposent une syntaxe accumulative en contradiction avec les règles classiques de la méthode analytique qui prônent au contraire décomposition et sériation. Entre les derniers feux de la grammaire métaphysique diffractés par le courant de l’Idéologie [1800-1838] et les premières lueurs d’une linguistique historique du français [1860-1880], les analyses grammaticales tendent à faire place à des commentaires stylistiques , déléguant la compréhension des mécanismes et l’estimation de leur adéquation à un projet expressif et signifiant à la libre appréciation épilinguistique de chacun.
De même, les alliances de mots barbares, le jargon métaphysique jugé par les Aristarques comme absolument inintelligible, la prolifération des termes scientifiques ou techniques suffixés en -ie, les étymologies permettant de ne pas nommer les choses comme tout le monde les nomme, telles sont les marques les plus évidentes du passage du temps et de la subversion des anciennes valeurs de sens par des valorisations que dictent dans l’instant les effets de mode. Le lexique d’une langue atteste des modifications qui travaillent simultanément sa morphologie et sa sémantique ; à l’articulation de ces deux plans, de nouvelles formes de représentation s’inscrivent ainsi dans la conscience des locuteurs, et – peu à peu – émergent à la surface des discours. Un obscur professeur de style peut écrire :
« Notre vocabulaire a pris une extension immense dès le commencement de ce siècle, ou plutôt dès les commencemens de notre révolution. Le français s’est enrichi d’une multitude d’expressions qui font de la langue des Chateaubriand, des Casimir Delavigne, des Guizot, des Barante, une langue plus variée et bien plus abondante que la langue des Racine et des Boileau. Deux causes ont concouru à ce subit enrichissement : 1° l’établissement du régime parlementaire, si propre à nationaliser les termes autrefois relégués dans la tribune anglaise, et à populariser ceux de notre barreau ; 2° le triomphe de la prose poétique entre les mains de Bernardin de Saint-Pierre et de M. de Chateaubriand. Combien de mots autrefois ignorés ou délaissés dans les catégories de Linné, dans les glossaires des linguistes, dans les lexiques des sçavans, ont pris place dans la littérature, et même se sont introduits avec des lettres de naturalisation dans la conversation des gens du monde ? L’étude de la langue grecque, reprise avec ardeur dans ces derniers temps, n’a pas peu contribué à cet accroissement du dictionnaire ; tel mot heureux qui autrefois n’aurait pas fait fortune, recueilli aujourd’hui par des gens familiarisés avec les racines grecques et qui sentent toute l’étendue de ces expressions si pleines de signification, prospère et s’introduit dans le langage ordinaire. Il n’est pas de mince inventeur d’huiles et de pommades, qui ne puise dans le lexique une dénomination scientifique pour sa découverte. La politique a semé dans le français une quantité de mots que la publicité de la tribune a répandus et recommandés dans tous les rangs de l’ordre social ; chaque jour, il s’en crée de nouveaux ; chaque jour de nouvelles circonstances, de nouvelles idées font éclore des dénominations, des désignations accueillies avec empressement par le besoin public » [Raynaud, Manuel du Style en quarante leçons, 1828, p. 58-59]
L’extension du lexique constitue pour Raynaud un signe parmi d’autres de cette transformation des convenances langagières. Elle emporte en outre avec elle le défi esthétique que doivent relever les écrivains :
« Par cela même que les langues sont intimement liées au caractère des peuples auxquels elles appartiennent, il est encore évident que rien ne peut les sauver de l’instabilité naturelle des chose humaines ; elles varient nécessairement tant qu’elles sont usuelles ; elles s’assouplissent aux moeurs, aux goûts et au ton de chaque siècle. D’ailleurs, l’emploi même qu’on en fait les use ; le mot figuré le plus brillant devient familier, terne et trivial ; le terme propre devient commun et insignifiant ; le tour le plus animé devient froid ; l’épithète forte devient vague et parasite ; l’élégance perd sa fleuret le style tout son éclat. Le temps, en un mot, ôterait aux langues leurs couleurs, leur énergie et leurs agréments, si le génie des écrivains ne savait leur prêter de nouvelles grâces et rétablir l’équilibre des expressions usées par de nouvelles expressions sonores, nécessaires et significatives », Loc. Cit. p.118-119.
Derrière des morphologies rémanentes, les valorisations sémantiques ne cessent d’être travaillées par les forces souvent contradictoires des pressions de la société.
3.4
Les événements politiques et culturels marquant la transition du XVIIIe au XIXe siècle sont ainsi enregistrés et homologués en littérature par un lexique que travaillent les discussions des puristes classiques, contestant les déplacements du vocabulaire, et des progressistes, soutenant cette évolution comme nécessaire à la mise en discours des interdits de la langue de la période précédente. C’est bien ici la valeur qui est en question. Le terme de révolution est lui-même un bon exemple de ce phénomène : évocations contradictoires de Ferdinand Brunot à l’endroit de cet événement : stabilité de la langue, la langue dans la tourmente ; oblitération volontaire du phénomène à laquelle procède Alexis François ; ou réserves de Marcel Cohen affirmant qu’en cette période rien ne s’est passé qui bouleversât durablement les structures de la langue. La thèse de Max Frey en 1925 : Les transformations du vocabulaire à l’époque de la Révolution [Paris, P.U.F., 1925], entérine ce malaise généralisé qui se traduit par une incapacité absolue des éléments critiques du lexique à garder quelque permanence dénotative que ce soit.
Gunnar von Proschwitz a eu l’occasion plus récemment de rappeler ce fait [4] . Rappelons seulement la liste publiée en 1829 – quelques mois seulement avant la reproduction d’un événement de même type ! – par le Journal Grammatical, qui réactualise une série de termes lexicaux ayant suscité troubles, débats, condamnations ou enthousiasmes d’un dangereux pragmatisme, mais qui sont tous alors définitivement entrés dans l’usage de la littérature : Activer, Administratif, Annuaire, Arbitraire, Arrestation, Assermenté, Avoué, Bureaucratie, Classement, Classification, Démoraliser, Déporter, Désorganiser, Directoire, Dissidence, Domiciliaire, Employé, Exécutif, Fédéraliser, Fonctionnaire, Incivique, Inconstitutionnalité, Inconstitutionnel, Insermenté, Inviolabilité, Liberticide, Modérantisme, Nationaliser, Neutralisation, Neutraliser, Permanence, Pétitionnaire, Philosophisme, Préciser, Propagande, Propagandiste, Régulariser, Révolutionnaire, Soumissionnaire, Terreur, Terrorisme, Tyrannicide, Urgence, Utiliser, Vandalisme, Veto, Vocifération... Tous ces termes ont vécu des mises en forme discursives diverses ; mais tous témoignent par certains de leurs traits de l’activité représentationnelle de l’époque et trahissent les frissons de sensibilités et d’intelligences souvent heurtées par la violence des actes succédant aux mots.
3.5
Les images burlesques, l’abus continuel de l’antithèse et de l’hyperbole, le recours à une vieille éloquence, l’emploi du langage des Précieuses de Molière et de la langue surannée de Fénelon, de Bossuet, de Racine et de Buffon, le refus des expressions triviales, telles sont par ailleurs les marques les plus superficielles de l’expression susceptibles d’éveiller sympathie ou exaspération en l’homme de paroles et de discours. Point n’est alors besoin d’être grammairien, homme de lettres ou pédagogue pour être légitimé à s’exprimer à ce sujet. Un sentiment général de la langue s’installe à l’arrière-plan des usages effectifs, et chacun devient plus ou moins apte à juger des effets créés par les discours perçus ou émis. Louis-Sébastien Mercier notait d’ailleurs dans le Tableau de Paris :
Avec quelle légèreté on ballotte à Paris les opinions humaines ! Dans un souper, que d’arrêts rendus ! On a prononcé hardiment sur les premières vérités de la métaphysique, de la morale, de la littérature et de la politique : l’on a dit du même homme, à la même table, à droite qu’il est un aigle, à gauche qu’il est un oison. L’on a débité du même principe, d’un côté qu’il était incontestable, de l’autre qu’il était absurde. Les extrêmes se rencontrent, et les mots n’ont plus la même signification dans deux bouches différentes [Tableau de Paris, tome I, 8 : De la Conversation, éd. M. Delon, Paris, Robert Laffont, Coll. Bouquins, 1990, p. 38.]
Madame de Krüdener, épistolière parmi bien d’autres de la période révolutionnaire, fait constamment allusion à la langue séductrice des passions, à un langage passionné, et se reproche de ne pouvoir trouver les mots et les expressions susceptibles d’exprimer son être profond, comme si les formes de la langue lui dérobaient l’accès à cette essence [5] :
Ah ! si seulement je pouvais vous dépeindre ce qui est dans mon cœur, avec les couleurs qui s’y trouvent et que je ne puis confier à mes paroles ! Je me représente moi-même comme étant une riche mine d’or qui connaît pourtant sa VALEUR mais qui d’elle-même ne sait se révéler. Je porte en effet un trésor et j’en vis mais seul l’œil du philosophe qui sait percevoir les beautés des larmes du sentiment, seul ce regard-là peut me deviner et pourrait cueillir mes pensées dans le berceau de mon moi ! …
Avec ce témoignage, nous sommes encore dans les couches les plus instruites de la société, mais les vibrations épilinguistiques s’insinuent aussi au cœur des couches plus modestes, ne serait-ce que par le biais des cacographies et autres discours normatifs de l’usage qui assoient leur autorité sur les produits affectifs dérivés de la faute.
Boinvilliers, donne comme exemples de ces dévoiements : La sciance est le plu beau thrésor… La vertue, ci aimable, doit accompagné la sciance , et ne cesse de répéter qu’ il est honteux de ne pas étudier l’orthographe et déshonorant de choquer les oreilles autant que les yeux [6] Sous le fallacieux prétexte de corriger, il inscrit par là un peu plus profondément dans l’intuition de chaque locuteur le malaise d’être au-dehors de la norme d’usage. Les innombrables discussions qui se font jour alors pour procéder à la sériation des usages de la langue, et pour accorder une marque désignative spécifique à ces emplois – lointains ancêtres de nos niveaux de langue modernes – confirment cette intense activité épilinguistique. On se défie alors d’une langue orale qui ne cesse de se développer et de prétendre à reconnaissance alors que seule la langue écrite n’est officiellement entendue et acceptée comme critère de socialité, ou plus exactement de bonne sociabilité… Mais, précisément, la littérature du XIXe siècle aura à cœur de repêcher ces fragments de discours populaires, argotique et hermétiques pour les insérer dans des ouvrages d’ambition littéraire.
3.6
Figurément, proverbialement, familièrement, bassement, populairement, vulgairement, sont là des termes non encore métalinguistiquement justifiés, mais qui commencent déjà à hanter la doxa développée sur le langage par les instances socialement prééminentes, et qui étalonnent la valeur de ces jugements. Les attributs de ces marques sont si spontanément reçus et si notionnellement diffus qu’ils paraissent être inscrits de droit dans la nature du langage. Qu’en est-il alors de la valeur ?
C’est dans ce cadre de contraintes latentes et d’impératifs socio-éthiques, sur fond d’idéologie controversée mais prégnante, que la constitution d’une grammaire prescriptive active la prise de conscience des mécanismes formels de la langue et de leurs produits esthétiques. On réédite encore Dumarsais en 1800… De cette saillance s’ensuit un développement inconnu jusqu’alors de théories et de commentaires, parfois contradictoires, mais toujours indicatifs du besoin de comprendre et d’expliquer pour mieux appliquer la règle. La superposition instantanée de ces discours sur la langue produit rapidement un effet de tremblé grâce auquel s’estompent peu à peu les contours trop raides de la métaphysique logique et de l’Idéologie, et à la faveur duquel se légitime la prise en considération des effets du style.
Entre prose et poésie, est désormais venu le temps des proses poétiques à la Chateaubriand, puis celui des poëmes en prose, à la façon d’Aloysius Bertrand ou Lautréamont. Ainsi la littérature s’insinue-t-elle plus intimement dans le corps de la langue et interfère-t-elle de plus en plus étroitement avec les habitudes sociales immédiates. Et Girault-Duvivier, en 1811, dans la préface de sa célèbre Grammaire des Grammaires, ira jusqu’à revendiquer l’importance didactique de cet attelage idéologique :
« Bien convaincu que la religion et la morale sont les bases les plus essentielles de l’éducation ; que les règles les plus abstraites sont mieux entendues lorsqu’elles sont développées par des exemples ; et qu’à leur tour les exemples se gravent mieux dans la mémoire lorsqu’ils présentent une pensée saillante, un trait d’esprit ou de sentiment, un axiome de morale, ou une sentence de religion, je me suis attaché à choisir de préférence ceux qui offrent cet avantage. J’ai en outre multiplié ces exemples autant que je l’ai pu, et je les ai puisés dans les auteurs les plus purs, les plus corrects ; de sorte que, si dans certains cas, nos maîtres en grammaire sont partagés d’opinion, si certaines difficultés se trouvent résolues par quelques-uns d’eux d’une façon différente, et qu’on soit embarrassé sur le choix que l’on doit faire, sur l’avis que l’on doit suivre, on éprouvera du moins une satisfaction, c’est qu’on aura pour se déterminer l’autorité d’un grand nom ; car, comme l’a dit un auteur, Il n’y a de Grammairiens par excellence que les grands écrivains. » [p. VI].
Doit-on pour autant inférer de cette considération que le style dérive simplement d’un judicieux et très habile usage des formes de contraintes linguistiques, et que ses valeurs résultent d’un amalgame idéologico-grammatical ?
4 SCIENCE ET SOCIALITE DE LA LANGUE LITTERAIRE
En cette transition du XVIIIe au XXe siècle, le XIXe siècle voit la théorie de l’expression, au même titre que ses pratiques effectives en discours, vaciller sous les effets d’innombrables bouleversements socio-culturels. La Grammaire Nationale des frères Bescherelle, en 1834, se donnera comme étant celle de de Voltaire, de Racine, de Bossuet, de Fénelon, de J.-J. Rousseau, de Buffon, de Bernardin de Saint-Pierre, de Chateaubriand, de Casimir Delavigne, et de tous les écrivains les plus distingués de la France […]. et comme constituant un Ouvrage éminemment classique, qui […] doit être considéré comme un Cours pratique de littérature française, et une introduction à toutes les branches des connaissances humaines…Tout commentaire affaiblirait !
4.1
Les grammairiens, lexicographes, rhétoriciens, poéticiens, et amateurs de style, découvrent ainsi la force sociale de leur juridiction. A l’extérieur de la langue littéraire, langue modèle sur laquelle s’édifie le français de référence, les usagers ordinaires de cette langue tenteront de s’affranchir de la tutelle des règles intériorisées. Rebutés par l’introspection inhibante qui déploie au-dessus de chacun le spectre de la faute, ils chercheront à construire dans leurs usages une langue plus souple, affranchie et découvrant empiriquement les conditions de sa vitalité et de son développement dans les pratiques spontanées les plus diverses de l’oral. A charge paradoxale pour la littérature de rattraper ces dévoiements populaires et dialectaux que Balzac, Sand, Barbey d’Aurevilly, Hugo, Sue, ou Murger, Richepin, Rictus et d’autres surent si bien illustrer. Il ne suffit pas, comme le veut Hugo, de mettre le bonnet rouge au dictionnaire si dans le même temps on déclare paix à la syntaxe . Littré notant pour sa part la mouillure de prononciation des deux ll dans fille, aiguille ou abeille produit un témoignage dépassé et induit une norme obsolète par rapport à laquelle l’usage réel ne peut être que déviance et faute.
Il y a un tout du langage : la langue de la littérature découvre au XIXe siècle qu’elle peut fixer certaines de ces crispations du standard de l’expression. Si la langue française évolue alors, c’est donc bien autant dans ses formes intrinsèques que dans ses manifestations discursives. Les premières laissent apparaître les transformations rapides de la morphologie et du lexique sur un fond syntaxique plus stable ; les secondes donnent à voir une diversité de lieux et de tons, de tours et d’allures, ; à percevoir des effets de styles et de manières, de niveaux de langue jusqu’alors interdits de séjour dans les paradigmes académiques, soucieux de réguler les pratiques, et qui répartissaient la matière du langage en strictes séries fermées, particulièrement propices au traitement répétitif des lieux communs d’une pensée fixée antérieurement à son énonciation.
En ce sens, on peut caractériser cette époque comme la période de l’histoire favorisant la conversion d’un prêt à parler individuel, qui est du déjà pensé collectif à la manière de Buffon, en un prêt à penser collectif, qui n’est au fond que du déjà dit ou écrit… par certains. Dès lors, la langue ne saurait plus être considérée comme système abstrait et général, d’essence syntactico-logique ; elle devient un réseau de relations et de significations à explorer, prémonition involontaire de ce que nous nommons aujourd’hui un hypertexte.
Fragilité réticulaire des impressions fugaces et des fugitives sensations qu’un Verlaine tente de fixer en juxtaposant les registres d’expression ; ou puissance contestataire des images rimbaldiennes, toutes ces formes renvoient à une conception de la langue dans laquelle la référence est de plus en plus nettement sentie comme médiatisée par le signe qui la porte. Mallarmé propose à cet égard de mettre en place un véritable programme philologique – conjointement hérité de Renan et de Henri Weil – dont l’ambition est de subvertir les valeurs quotidiennes de la communication au nom de la pureté. La déstructuration syntaxique des énoncés, la mise à l’écart des logiques énonciatives banales, la dissolution du sujet cartésien concourent à cette involution du langage sur lui-même.
A l’opposé de ces conceptions parisiennes et intellectuelles de la langue littéraire, la naissance de la philologie romane et les amorces successives de constitution d’une science des dialectes – la chaire de Dialectologie est créée à l’E.P.H.E. en 1888, occupée par le Suisse Gilliéron – suscitent un renouveau d’intérêt pour les littératures ne relevant pas immédiatement du domaine restreint que constitue le français standard. Aussi bien du côté de la Bretagne [Hersart de la Villemarqué et le Barzaz Breiz] que du côté de la Provence [Mistral et le Félibrige, Alphonse Daudet, etc.] se font jour des tentatives de littérature s’émancipant – au moins par le lexique et quelques formes phraséologiques – des règles et du canevas du français académique. C’est également en 1889, que l’écrivain Marcel Schwob, doté d’une formation philologique et ami de Georges Guyesse, publie ses études sur l’argot ancien et notamment la langue de François Villon. Ainsi, la langue littéraire, comme Mélisande se penchant au-dessus de la fontaine de Pelléas, ne cesse-t-elle de se réfléchir, en tous les sens du terme, et de s’observer dans toutes la diversité et l’instabilité de ses reflets. La notion même de valeur en éprouve un térébrant vertige.
4.2
Le XXe siècle, dans sa majeure partie, ne fera guère que développer ces tendances. Il est d’ailleurs frappant de noter que tous les grands écrivains de la première moitié de ce siècle – de Proust à Valéry, en passant par Gide, Paulhan, Claudel, Saint John Perse, Martin du Gard, et bien d’autres encore – ont été formés en quelque sorte à l’école de ce XIXe siècle, si hâtivement et insolemment qualifié de stupide par ses derniers rejetons.
En un sens, lorsque Valéry célèbre les vertus du Verbe : Honneur des hommes, Saint LANGAGE / Discours prophétique et paré… , il ne fait que reprendre l’insistance de Schuchardt sur le caractère spirituel de la langue et l’importance du facteur individuel, de la création libre, pour la mêler aux considérations physio-psychologiques de Broca, selon lesquelles la langue dépend d’une certaine intégrité du corps de l’homme. De là cette mythification du langage poétique qui propose aux contemporains une version revue et corrigée de la mystification mallarméenne et de la valeur absolue que représente le crystal du verbe poétique.
L’écriture de la poésie se tend ainsi entre des contraires presque absolus. A travers Valéry, dans la filiation de Mallarmé, ou Saint-John Perse, dans la filiation de Leconte de Lisle et José Maria de Heredia [exotisme graphique], le discours poétique poursuit inlassablement sa quête du haut langage : syntaxe complexe, lexique puissamment diversifié, rythmes amples en constituent les ingrédients majeurs.
À l’inverse, à travers Supervielle, Reverdy, Eluard, Desnos, Aragon, Prévert, Queneau, la poésie se naturalise et jouit du contact plus aisé qu’elle offre à ses lecteurs : lexique du quotidien, rythmes plus restreints, simplification de la syntaxe et des formes de composition facilitent l’accès à la littérature de nouveaux lecteurs.
La génération ultérieure des Patrice La Tour du Pin, André du Bouchet, Philippe Jaccottet, Jacques Réda, Jacques Dupin cherchera, elle aussi, dans une certaine concision du langage le secret de la cristallisation des aphorismes.
4.3
Dans l’ordre de la prose, l’épreuve de la première guerre mondiale concentre l’intérêt sur le roman, les essais et les récits de guerre ; toutes formes qui favorisent l’irruption dans la langue littéraire de fragments de discours philosophiques, techniques, et de nombreux effets de parlures [Damourette et Pichon] populaires, régionales et argotiques. C’est d’ailleurs dans l’immédiat après-guerre que H. Bauche [Le Langage populaire, 1920] et H. Frei [La Grammaire des fautes, 1929] donnent leurs descriptions linguistiques de ces formes d’expression si socialement et géographiquement typées qu’on pourrait parfois les confondre avec des recherches de style. Ce dernier écrit d’ailleurs :
« […] le procédé essentiel par lequel le besoin d’expressivité en arrive à ses fins est le jeu avec la norme sémantique ou formelle exigée par la logique ou la grammaire. En même temps, la grande tendance de l’expressivité est de retourner, inconsciemment et à des degrés infiniment divers, aux procédés primitifs du langage ; elle remplace les signes arbitraires par des symboles plus ou moins motivés, présentant un rudiment de lien naturel entre le signe et la signification. Dans l’ensemble le besoin d’expressivité travaille donc contre la mobilité du signe par rapport à la signification, et partant contre le besoin d’interchangeabilité » [Loc. cit., éd. 1929, p. 290]
Lorsqu’avec le Surréalisme, l’écriture littéraire s’oriente vers l’exploration des abysses de l’esprit humain, la prose poétique de Breton invite à l’expérience du dépaysement énonciatif dans une langue fermement articulée, suprêmement régie par des lois d’équilibre interne et d’harmonie, laquelle expose au XXe siècle le résultat d’une longue tradition et d’une lente évolution. Si l’on songe, d’une part, que l’Essai de Grammaire de la Langue française de Damourette et Pichon a été conçu entre 1911 et 1917, et qu’il a vu sa réalisation et sa publication s’effectuer entre 1930 et 1936, en plein milieu de ces bouleversements historiques, culturels et esthétiques de la France du XXe siècle qui transformèrent tellement l’univers de la littérature française ; et si l’on se rappelle, d’autre part, l’importance accordée par ces auteurs aux faits de l’oral, quelque sévères qu’aient été ensuite les critiques portées sur leurs conceptions, l’observation de cet ouvrage n’est pas sans enseignement.
On peut effectivement y voir une des manifestations de ce sentiment épilinguistique qui pousse à prendre en compte des faits jusqu’alors négligés, et, simultanément, comme l’expression de la difficulté technique qui résulte de l’absence d’une méthodologie consistante d’approche de ces phénomènes. Une lacune épistémologique, en quelque sorte, dont les oeuvres littéraires portent la trace lorsqu’elles s’essaient pour leur part à noter des phénomènes oraux sans s’apercevoir qu’il leur faudrait pour cela une théorie de l’oralité et des modes rigoureux de transcription de cette oralisation de la parole.
En l’absence de ces impedimenta, toute transcription littéraire de phénomènes oraux reste comme l’écho lointain et stylisé d’une parole, et le reflet déformant d’une langue écrite qui se refuse à perdre sa pureté, sa logique, et sa clarté analytique dans les complexités du discours effectif. L’orature signalée naguère par Claude Hagège marque cette impossible conjugaison des qualités encore classiques de la langue littéraire et du besoin de s’adapter aux conditions historiques réelles d’utilisation de la langue française. On prendra cette défaillance de l’écriture soit comme l’expression du refus d’épouser le présent du langage, soit comme la marque d’un divorce définitif de la littérature officielle, majoritairement enfermée dans ses modèles d’un autre temps, et de la langue française vivante, désormais affranchie au foyer, à l’atelier, et dans la rue, du carcan des normes scolaires.
Les marginaux du Surréalisme eux-mêmes, Leiris et d’autres, sans nécessairement se réinscrire dans cette tradition d’une écriture classique, renouent pour leur part avec le ludisme linguistique si délibéré des Grands rhétoriqueurs de la fin du XVe siècle. Mais avec un sens de l’angoisse métaphysique, une acuité de la perception de la solitude ontologique du sujet qui leur sont tout particuliers.
De même, extérieurs à cette mouvance, les ambitieuses machines romanesques de Mauriac, Malraux, ou les essais et romans de Camus ou de Sartre recourent-ils à une langue écrite que caractérise le conformisme langagier, même si les produits d’énonciations socialement distinctes, les formes dialogiques et discursives [discours rapporté, style indirect libre], certains éléments du lexique, de la phonétique et de la syntaxe, présentent çà et là des particularités qui eussent été prohibées en d’autres temps par la norme grammaticale et le goût : les langues littéraires de Céline et de Genet, à cet égard, sont exemplaires. Désireuses de s’adapter aux formes nouvelles de l’expression, mais, simultanément, toujours rigoureuses, et – si l’on osait – d’un purisme tout classique. On citerait, plus près de nous encore, le cas de Renaud Camus.
4.4
Expansion du lexique fasciné par l’univers de la psychanalyse, mais également soumis aux effets politiques et culturels de la lutte des classes, adaptation de la syntaxe aux effet de rythme d’une pensée qui désormais ne saurait être achevée antérieurement à son énonciation, souci de reproduire le moins indirectement possible les effets de l’oral : la langue littéraire française de la seconde moitié du siècle s’engage délibérément dans une voie de réflexion théorique et d’applications pratiques qui vont totalement transformer le paysage linguistique de l’écriture. Une personnalité telle que Jean Paulhan, rédacteur en chef de la Nouvelle Revue Française, en 1925, par son intérêt pour la langue et le langage concourt puissamment au développement de cette tendance. Purificateur du langage dans une époque de crise intellectuelle et de confusion verbale, Paulhan, aventurier en terre madécasse, devenu Professeur à l’École des Langues Orientales, accorde un intérêt tout particulier à la grammaire et à la rhétorique, dont il fait les moteurs essentiels de la création littéraire. Les Fleurs de Tarbes ou La Terreur dans les Lettres, publié en 1941, marque historiquement l’importance de cette réflexion qui tend à faire de la langue littéraire un palimpseste indéfiniment régénéré :
Nous avons poussé à bout la Terreur, et découvert la Rhétorique. Une rhétorique différente certes de ce que l’on entend d’ordinaire par ce mot. […] L’on peut avoir, de loin, l’impression qu’elle va guider de ses règles la main de l’écrivain – qu’elle le retient, en tout cas, de s’abandonner aux tempêtes de son cœur. Mais le fait est qu’elle lui permet au contraire de s’y donner sans réserves, libre de tout l’appareil de langage qu’il risquait de confondre avec elles [p. 145]
4.5
En un secteur voisin, il faut admettre également l’importance de Raymond Queneau et de sa campagne polémique pour faire entrer définitivement dans l’écriture littéraire les formes linguistiques de l’oral, même si, en dernière analyse, cet oral se révèle fortement stylisé au regard des ses conditions réelles de constitution et de réalisation. Admirateur de Céline, mais aussi de Rictus, Henri Monnier et des illustrés pour la jeunesse des années 1930 tels que L’Épatant ou Les Pieds Nickelés, influencé par Vendryès et invité par Gérald Antoine en Sorbonne, Queneau dénonce l’écart trop important séparant la langue littéraire officielle du XXe siècle et la démotique vernaculaire. Pour le réduire, il propose d’accorder à la graphie un rôle affranchi de toute convention historique [l’orthographe] qui lui permette de mieux cerner l’oral :
Sans une notation correcte du français parlé, il sera impossible (il sera himpossible) au poète de prendre conscience de rythmes authentique, de sonorités exactes, de la véritable musicalité du langage. Car c’est de là que sourd la poésie. [Il ne s’agit pas] … de corriger l’orthographe de l’ancien français (celui que j’écris en ce moment), mais de choisir quelle orthographe donner au nouveau français. La plus phonétique semblerait s’imposer ; on pourrait employer l’alphabet : a, â, b, d, e, é, è, ê, f, g (toujours dur), i, j, k, l, m, n, o, ô, p, q, r, s (toujours ç, ss), t, u, v, y, z, ch, gn, ou, an, in, on, en observant cette règle que toute lettre se prononce, et sans jamais changer de valeur, quelle que soit sa position. Mézalor, mézalor, késkon nobtyin ! Sa d’vyin incrouayab, pazordinèr, ranvèrsan, sa vouzaalor indsé drôldaspé dontonrvyin pa. On lrekonê pudutou, lfransé, amésa pudutou, sa vou pran toudinkou unalur ninvèrsanbarbasé stupéfiant. Avrédir, sêmêm maran. Jérlu toudsuit lé kat lign sidsu, jépapu manpéché demmaré. Mézifobyindir, sé un pur kestion dabitud. On népa zabitué, sétou. Unfoua kon sra zabitué, saïra tousel. [Bâtons, chiffres et lettres, p. 22]
Que ce soit dans les romans [Loin de Rueil, Les Fleurs bleues, Le Chiendent, Zazie dans le métro], dans les poèmes [Le Chien à la mandoline] ou les recueils d’essais [Bâtons, Chiffres et Lettres], voire dans Exercices de style et Cent mille milliards de poëmes, cette volonté d’actualiser l’instrument linguistique de la littérature et de le conformer aux conditions réelles d’utilisation de la langue ordinaire demeure une constante du travail de Queneau, qui affirme par là son ambition de donner forme à ce qui ne saurait se couler dans le moule cabossé d’une grammaire défraîchie [Bâtons, chiffres et lettres, p. 63]. Elle a aussi l’intérêt d’avoir attiré l’attention sur les aspects formels de la création littéraire que médiatise l’usage du langage, et, par conséquent, d’avoir suscité par la langue une nouvelle théorie du littéraire que résume assez bien l’entreprise de l’Ouvroir de Littérature Potentielle : OULIPO, dans lequel s’illustrera particulièrement George Perec. Par les recherches effectuées sur la langue littéraire, ce sont là des soutiens de l’inspiration ou des aides à la créativité qui sont proposés.
4.6
En opposition tranchée avec les recherches plus ésotériques et autotéliques du nouveau roman et de la textique menées par Jean Ricardou, Jean-Pierre Faye, Alain Robbe-Grillet, Philippe Sollers, les membres – mathématiciens, philosophes ou autres – de l’Ouvroir cherchent à substituer à l’insaisissable inspiration, des procédures méthodiques de production littéraire fondées sur des opérations logiques ou mathématiques récursives. Des algorithmes d’engendrement sont alors susceptibles d’être dégagés qui permettent de réaliser à l’aide de la matière du langage les structures du texte. Queneau plaide en faveur du structurélisme et non du structuralisme du texte littéraire. Et la langue littéraire reçoit de cette distinction un surplus de rigueur classique dans son utilisation qui permet de dire que – derrière les audaces affichées du Mé doukipudonktan initial de Zazie dans le métro – Queneau poursuit là l’effort que Molière et Hugo [le célèbre keksékça des Misérables] avaient commencé à réaliser. Là encore se pose la question d’une valeur ontologique, éternelle et absolue. Toute écriture s’accompagne de sa propre maïeutique, car l’interrogation sur le sens passe nécessairement par le dévoilement progressif des mystères de sa constitution.
Au regard de cette volonté de modélisation de la langue littéraire, l’entreprise adverse des producteurs de ces machines à enliser le récit et à désorienter les visions, que Nathalie Sarraute avait inaugurée en 1939 avec Tropismes, paraît beaucoup plus soucieuse de formalisme arbitraire que d’une réelle volonté de dégager de nouvelles conditions d’utilisation de la langue littéraire. Entrée alors dans l’ère du soupçon, confortée d’ailleurs en cela par les nouvelles méthodes de la critique néo-saussurienne structurale ou marxiste se réclamant de principes d’immanence, la littérature se détache des illusions représentatives, ce qui ne peut manquer de définir un nouvel état du signe dans son rapport au réel. Mais le nouveau roman est alors victime de l’amnésie qui lui fait oublier que cette ère n’a pas commencé seulement au détour du premier tiers du XXe siècle ; et qu’elle s’est ouverte en réalité avec le grand vacillement traumatique et culturel des valeurs politiques, idéologiques et sémiologiques qui coïncide avec l’événement révolutionnaire de 1789.
Cette expérience du langage en action marque en effet les débuts d’un nouveau rapport de l’homme au langage fondé sur un sentiment profond de malaise langagier et marqué par l’expérience constante de l’insécurité linguistique. Lorsque les nouveaux romanciers découvrent ou feignent de découvrir l’opacification des choses que construit le langage, ils ne font que renouer avec ce sentiment dysphorique et le pousser, par la langue littéraire, jusqu’en ses plus audacieuses et ultimes conséquences. Jouant de ce matériau exclusif que sont les mots et les formes syntaxiques d’une langue, ces créateurs proposent la conversion de la langue littéraire productrice d’un sens partagé en une écriture dont le sens et la valeur esthétique restent à s’approprier. L’éviction de la ponctuation [Claude Simon], l’établissement d’une temporalité ininterrompue [Michel Butor], le recours à des accroissements homophoniques [Robert Pinget], toutes ces procédures invitent à percevoir et découvrir dans la trame du texte l’affleurement de connotations jusqu’alors retenues dans les chaînes de la pudeur ou des idéologies de l’esthétiquement correct. Toutefois, derrière ces transformations du matériau superficiel, demeure l’évidente préoccupation de distinguer la langue dans son emploi littéraire des conditions d’utilisation de la vernaculaire quotidienne.
4.7
On aurait mauvaise conscience à terminer ce rapide survol des transformations de la langue française littéraire à l’époque contemporaine sans évoquer les témoignages issus du français populaire non conventionnel que l’oeuvre de Frédéric Dard, dans la série des San Antonio, ou les chansons de Renaud, voire les tentatives de rapeurs iconoclastes les plus contemporains, illustrent avec tant de vigueur. Adolescents des banlieues, beurs soumis aux risques de leur condition créole et soucieux de se créer un langage spécifique, ouvriers, ruraux, marginaux et autres flics ou indics sont là caractérisés à l’aide de sociolectes fortement distingués qu’estampillent des faits phonétiques, graphiques, syntaxiques et lexicaux savoureusement repérés ou imités.
Apocopes [occase, bénef, impec], aphérèses [binet, ricain, crobatie], néologismes [tac-au-tac-je, désomeletter, prosibus] se mêlent aux désorganisations ou aux télescopages morphosyntaxiques, s’entremêlent et se démultiplient alors à l’envi. La création verbale originale prend dès lors le pas sur l’utilisation d’un modèle linguistique officiel de la langue littéraire qui, en dépit de toutes les évolutions et révolutions superficielles, reste à travers les âges fondamentalement le même en pariant avant tout sur la possibilité de l’échange, de la communication et sur l’efficacité de l’interactivité du langage verbal. Car comme le dit en guise de boutade San Antonio lui-même : L’avenir du langage, c’est moi. Je suis le Jules Verne du vocabulaire [En long, en large et en travers, p. 44]. Et ce n’est malheureusement ni dans la succession récente des lauréats des grands prix littéraires annuellement décernés à la fin de l’automne, ni dans la lecture de leurs œuvres qu’il faut chercher un renouvellement tangible de cette langue littéraire française.
Le Prix Goncourt 2006, décerné aux Bienveillantes de Jonathan Littel semble être, à cet égard, un parfait exemple de la crise que traverse aujourd’hui la valeur de la langue littéraire et, partant, celle de l’oeuvre. Au sujet de ce roman-fleuve, se sont échangées – souvent avec virulence – critiques positives et critiques négatives, s’affrontant sur des points qui relèvent généralement des implicites d’une idéologie assumant le fait que toute littérature doit aujourd’hui faire l’objet d’une consommation agréant à un lectorat le plus vaste possible. L’article que Wikipedia consacre à ce livre sur le net est particulièrement éclairant à cet endroit :
C’est tout d’abord le contenu immédiat qui est salué par la critique : roman historique, roman de l’histoire, l’auteur – étranger de surcroît – a su faire preuve d’une minutie et d’une ampleur simultanées jugées confondantes :
On a beaucoup souligné la qualité de la documentation du roman. La description de la guerre et notamment des massacres de Juifs est très crue : aucun détail n’est épargné au lecteur. Le narrateur pose un regard froid, clinique sur les massacres. Pour Pierre Assouline dans son blog, ce regard est froid « mais sans la sécheresse d’un rapport », sans doute pour « bannir toute dimension poétique », laquelle ne serait pas appropriée au sujet.
Le critique de l’hebdomadaire allemand Die Zeit,11 Michael Mönninger, trouve que dans les scènes de violence où les crânes éclatent et les fragments osseux volent, Littell enfreint avec volupté l’interdiction pour l’historiographie de représenter les plus grandes horreurs de façon distanciée. Ce faisant, il développe une esthétisation de l’horreur, une poétique de la cruauté qui, contrairement aux louanges faites par les critiques français, a plus à voir avec le genre du film d’horreur qu’avec la crudité stendhalienne.
Il en résulte l’impression d’une esthétique baroque bien au-delà de l’historicité de la notion.
En fait, il s’agit d’un roman composite mêlant les genres et les discours : on passe des considérations intellectuelles aux considérations les plus terre-à-terre où sang et excréments abondent. Comme l’indique Jérôme Garcin, « l’auteur a mis dans son récit beaucoup de choses qu’il connaît : de la philosophie, de l’histoire, de l’économie politique, de la sémiologie, du pamphlet, du polar ; de la poésie aussi, quand le soldat exténué contemple le paysage ukrainien étrangement calme, au soir d’une bataille. Son gai savoir sollicite la santé du lecteur. »
La subjectivité du narrateur se révèle dans ses rapports avec ses proches, sa mère et sa sœur notamment. Quant à la sexualité du narrateur, elle est également évoquée de manière très crue.
Certaines parties se révèlent oniriques, par exemple la fin du chapitre « Courante », qui correspond au coma d’Aue, blessé à Stalingrad. Il en va de même pour le chapitre « Air » où le narrateur fait part de ses obsessions.
La difficulté est alors de démêler le détail réaliste de la pointe fantaisiste :
Quelques éléments relèvent du grotesque : ainsi les commissaires Weser et Clemens, constamment à ses trousses, font preuve d’une quasi ubiquité, rencontrant et traquant Aue même dans les moments les plus absurdes. Autre détail burlesque : à la fin du roman, Aue pince le nez du Führer dans le bunker.
Ce qui pose nécessairement la question du style de l’œuvre :
Le roman est également critiqué en raison de son style. Le critique des Inrockuptibles, Sylvain Bourmeau juge l’esthétique du roman peu moderne ; Il se demande comment on peut écrire en 2006 de la même façon qu’au XIXème siècle comme si Proust, Joyce, Hammett, Faulkner et Robbe-Grillet n’avaient jamais existé. Selon lui, Littell écrit un roman sur la Shoah comme si celle-ci avait eu lieu il y a un siècle. Le critique de Politis partage cet avis et juge la langue d’un « académisme achevé comme si l’indicible d’un réel qui excède les limites de la raison pouvait trouver une forme dans un langage policé. Il regrette que la voix de Max Aue n’ait pas été « contaminée par la déflagration du sens que porte son terrible récit ». Selon lui, Littell « s’en est tenu à la surface des choses » et « ne pénètre pas dans le tissu de l’horreur ».
Le Canard enchainé déplore « la faiblesse stylistique qui compromet souvent le plaisir de lire : les barbarismes succèdent aux facilités d’un goût douteux. Le critique cite un passage de l’œuvre (p 14) : « Très souvent dans la journée, ma tête se met à rugir comme un four crématoire ». Dans un autre article, il met en lumière l’utilisation de nombreux anglicismes.?Pour Edouard Husson du quotidien Le Figaro, le passage où Hitler est habillé en rabbin (p 434) est une insulte à la mémoire des victimes.
L’accumulation de termes techniques et de références historiques peut aussi poser problème. Selon lecritiquedePolitis , la concentration de « Scharführer », « Obersturmführer » et « Standartführer » participe d’un même devoir de compilation que l’information systématique donnée sur le sort de tel personnage connu, comme si Jonathan Littell n’avait pu épargner à son lecteur la moindre de ses fiches. On retrouve la même référence à des fiches bristol chez Edouard Husson : « il y a l’autre face, celle de l’élève besogneux. Comme historien du nazisme, je relève page après page des fiches de lecture plus ou moins visiblement accrochées les unes aux autres. »
Ce dernier critique compare le narrateur à un khagneux qui ferait preuve d’un côté m’as-tu-vu et d’un goût pour les digressions philosophiques « au risque de lasser le lecteur quand il doit subir à longueur de page des dialogues sur le moi, le monde et l’absence de Dieu ».
Autre problème stylistique évoqué par Schöttler : les erreurs de langue. La plupart des termes germaniques présents dans le roman sont, selon lui, tordus ou fautifs. http://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Bienveillantes
On voit bien dans ces lignes tout ce qui – dans un tel roman – fait problème : la volonté de tout présenter, d’inclure dans l’écriture les différents aspects d’une enquête historique, d’une analyse psychologique, d’un traité philosophique de la solitude ontologique de l’être humain, fait éclater la cohérence interne qui permet seule de définir la valeur dans la variabilité de ses conditions de réception. Ou, si l’on préfère, dans son historicité.
Le même défaut d’exhaustivité non critique surgit lorsqu’un dictionnaire – pour suivre l’évolution des tendances de discours – se met à confondre les deux plans de la langue et de la parole : comment ne pas s’interroger sur les motivations plus ou moins avouables de la démarche intégrative à l’occasion de la très récente et nouvelle édition du Grand Robert de la langue française, qui admet des formes telles que :
à donf, à la louche, Accro, Adresse électronique, agent, agente, agroalimentaire (au lieu de agro-alimentaire), airbag, aligot, allogreffe, alzheimer, anabolisé, Annualisation (du temps de travail), anorexigène, antalgique, antipasti, antiprotéase, antisida, après-shampoing, aquagym, arc (pré-sida), archéo-bactérie, Arobase, attaquant (raider), auteur, autrice, auteuse, auteure et auteuresse, Autoroute de la communication, Avatar, avoir la gagne, azt, balèse ou balèze (au lieu de balès ou balèze), Balise, bancassurance, Bandana, barefoot, Barrette (de mémoire), bassin d’emplois, beach-volley, bêtisier, Bicycle (bicyclette, Canada), biocompatibilité, bioéthique, bio-informatique, biopuce, blaireau, bobo (bourgeois bohème), bombardier, Bouffon, boulgour, bouquet de programmes, bouquet numérique, boxeur, boxeuse, broccio, brownie, bulot, ça le fait, cabécou, câblo-opérateur, CAC 40, caler une émission (de radio, de télévision), Camionneur (pull), canyoning, cassé, cent (centième d’euro), CES (Contrat emploi solidarité), Chambray (tissu), chaource, charcuterie de la mer, Chat, cheese-cake, chez (par ex. nul de chez nul), chiffonnade, chili, Chouchou, chouquette, citadine (petite voiture pour la ville), classieux, clic-clac, Code ASCII, coentreprise, colombo, Comme d’hab., commerce électronique, commerce équitable, Condominium (appartement, Canada), Consommable, contactologie, conteneur, cookie, coton-tige, courriel, Couverture maladie universelle (CMU), Covoiturage, cracker (pirate informatique), crade, crapoter, crique (galette de pommes de terre), Croissanterie, Cybercafé, Cyberculture, cyberespace, cyclosporine, daube, déboguer, déchetterie, déchiqueté, dédié, déjanté, deltiste, député, députée ; désépargne, destroy, dhea, Doc, Double-cliquer, Dvd, écrivain, écrivaine, e-mail, , Emploi-jeune, empreinte génétique, émulateur, en remettre une couche / une louche, endorphine, enképhaline, enseigne, ensuqué, entrepreneuriat, épreuve dames, épreuve messieurs, érythropoïétine (epo), Esb, être niveau, euro, événementiel ou évènementiel, exploser qqch., Extension (de cheveux), externaliser, facturette, Famille recomposée, , faq (foire aux questions), farci, ficelle (crêpe roulée picarde), flic, fliquette, fliquesse, foldingue, forêt-noire, Forum, Fournisseur d’accès, fun-board, futon, gariguette, géantiste, gerbant, Gigaoctet, globalisation, Gone (enfant, Lyon), gore, Goretex, grande distribution, grattons, grenadier (poisson), groove, Hacker, hip-hop, homoparentalité, Hot-line, house-music, HTML, Hypermedia, Hypertexte, Hystéro, imprimer (comprendre), incrustation (d’image), incruste, infectiologie, Info, intermittent du spectacle, interro, IRM, jet-ski, jeux paralympiques, jodhpur (au lieu de jodhpurs), jojo (adj.), juge, la juge, juliénas, karaoké, keuf, keum, kifer, la troisième mi-temps, label (maison de disques), latino, le Mondial (football), le nez dans le guidon, le y a-qu’à, leader, les fromages qui puent, Logithèque, madiran, magistrat, magistrate, magnet, Mail, maille (argent), maire, la maire, maladie de la vache folle, maladie opportuniste, maladie orpheline, malbouffe, maltraitance, managérial, Marcel, mascarpone, master (original d’un disque), Maternologie, matos, médiatisation, Méga-octet, micro (ordinateur), micro-entreprise, Microfibre, micropilule, ministre, la ministre, Mise en examen, mondialisation, monospace, Moteur de recherche, moto-crottes, multigénique, multimédia, multiplexe, micro-trottoir, multisalle, mytho, nain de jardin, nandrolone, napolitain (carré de chocolat), naturopathie, Navigateur, néo-capitalisme, néo-libéralisme, nickel (impeccable, parfait), nique ta mère, non-droit, non-événement ou non-évènement, nosocomial, nucléosome, nugget, OGM, ong, opa, ope, opérable, ouf (fou), ovalie, P. 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Ne manque aujourd’hui dans cette liste que certaine « bravitude » inédite et inouïe, que pourraient justifier comme valeur des locuteurs acceptant qu’ »au fond le plus important, c’est le style, j’en suis persuadé » pour « sauver la France avec style »…. En déduirait-on pour autant, cependant, que le style se renferme uniquement dans le vocabulaire et que la valeur s’inscrit dans le flou d’une communication indéfinie ? L’éternel politique de la langue !
5. POUR CONCLURE… OU POUR DOUTER ?…
Que retenir alors en conclusion de ce parcours et des lignes historiques de force qui le structurent ? En marge de la distinction qu’il y a lieu de maintenir entre langue littéraire, au sens où la première reçoit de la seconde une caractérisation esthétique extrinsèque, et langue de la littérature, au sens où cette dernière ne saurait s’affranchir des contraintes inhérentes à la première, il semble nécessaire de mettre en évidence au moins deux choses :
5.1
Tout d’abord, que ce vaste mouvement d’émergence d’une conscience identitaire associée à la promotion de valeurs culturelles, elles-mêmes ancrées dans un terroir soumis à son tour aux aléas de politiques successives, a miraculeusement donné naissance à un objet fantasmatique que l’on peut bien appeler langue littéraire française. De cet objet libidinal, il est difficile de donner une représentation homogène et cohérente tant se combinent en lui d’intérêts divers : esthétiques, éthiques, propédeutiques, didactiques, politiques idéologiques. Au moins le fantasme de son existence a-t-il permis la réalisation de textes extraordinairement différenciés dans leur nature, leurs formes linguistiques et leurs cadres artistiques, mais tous porteurs du même désir d’être lus, communiqués, compris, interprétés.
Lorsqu’on envisage le passage effectué par le medium de la communication, du roman de haute époque, issu de vive lutte du latin tardif et de ses sabirs, aux variantes dialectales et sociolectales du français contemporain mises en œuvre par les auteurs dans leurs textes au moyen d’écritures spécifiques fortement individués, on ne peut qu’être frappé par la constante aptitude d’un tel matériel langagier à proposer des produits discursifs et textuels variés mais toujours profondément adaptés aux conditions sociales de leur élaboration.
5.2
Ensuite, que ce matériel de la langue porte à chaque instant les marques de sa réflexion critique, ce qui en décuple peut-être la puissance signifiante.
En effet, à chaque stade de l’histoire littéraire française, sous-jacente au dessein même de toute littérature, on note une théorisation plus ou moins spontanée de ses usages de la langue par le biais des arts poétiques, et des remarques sur cette notion holistique complexe que le terme de style servira peu à peu à identifier et désigner.
Relativement marginale au moyen âge, en raison des pressions qu’exercent les concurrents voisins sur la langue qui va devenir le français, cette tendance s’affirme à la Renaissance qui veut marquer la précellence définitive du français sur le latin, et plus particulièrement du français parisien sur la prolifération des autres usages géographiques.
Au XVIIe siècle, le besoin de garantir une norme unitaire promeut la notion de bon usage, par laquelle se réalise un système de valeurs souhaitées par la société : dénonciation des usages archaïques, critique des excès de la préciosité, valorisation du mythe de la pureté et de l’élégance, voire de la clarté analytique de la langue pratiquée par les grands auteurs. Langue et littérature, la langue littéraire est au service du respect des bienséances, de soi-même et des autres, d’une certaine qualité des rapports sociaux, du désir et du besoin d’être agréable, exact, maître de soi.
Le passage du XVIIIe siècle marque un détachement progressif de la théorie linguistique à l’égard des réalités sociales immédiates. La reconnaissance des besoins lexicaux et terminologiques de la science et des arts favorise l’apparition d’une doctrine de la nomination réglée : si toute science est une langue bien faite, cette langue devient ipso facto une structure de dénomination et comme la face formelle d’un système de noms. Ces derniers ont désormais supplanté les mots et imposent à la connaissance de classer les faits ; ils prétendent alors ordonner les variations du sens d’après des modèles logiques et rhétoriques, comme le souhaitait Dumarsais.
Il revient au XIXe siècle, et à la prolifération du lexique qui le caractérise, de renouer le lien de la langue et de sa réflexion théorique avec les conditions sociales définies par l’histoire. A chaque instant, les tentatives ou tentations de libéralisation de l’usage de la langue littéraire se heurtent aux refus défensifs des conservateurs, et à un constant besoin de normalisation, grâce auquel tout écart en matière littéraire peut-être rédimé sous l’hypothèque d’un fait de style individualisé.
Aujourd’hui, alors que la galaxie Gutenberg commence à éprouver le sens de ses limite, internet et le cyberespace offrent de nouvelles possibilités à l’écriture littéraire. Et l’on voit surgir des formes littéraires inédites situées au confluent des arts visuels, de la littérature « de la langue » traditionnelle et des nouvelles technologies de l’information – cet objet que l’on nomme désormais « poésie électronique ». Cette création poétique implique une relation spécifique à l’écran-support car elle est prévue pour l’affichage, souvent de façon à prendre en compte la temporalité de l’affichage, voire celle de la performance en exigeant au sens fort l’interaction avec le lecteur (qu’on pourrait appeler, avec d’autres, le « spectacteur »). Elle exhibe et joue donc de la spécificité matérielle de son medium afin d’obtenir des effets de sens et une posture de lecture particulière. On pourra ici se reporter à des sites tels que celui de Jacques Donguy : http://www.costis.org/x/donguy/numerique.htm ; ou celui, plus complexe, de Roxana Siroe-Tirea à l’adresse internet : http://www.cloudsmagazine.com/16/Roxana_Sicoe_Tirea_La_poesie_electronique.htm
Aujourd’hui, la poésie électronique participe a priori d’une dissidence esthétique proche des nombreuses avant-gardes qui ont jalonné le XXe siècle avec lesquelles elle partage la recherche et l’exploration de nouveaux moyens expressifs : elle semble procéder d’une relation similaire à la langue belle-lettriste, en choisissant le désordre et la singularisation de l’expression par l’intermédiaire de moyens techniques (intégration de l’interférence et du « bruit » de la machine) ; avoir une intention manifestaire semblable ; mais surtout procéder de la même organisation communautaire qui distingue les avant-gardes. On peut envisager cette existence communautaire de deux façons : il s’agit du choix stratégique (raison matérielle) d’un mode de diffusion publique ; c’est, de façon moins superficielle, un positionnement esthétique et institutionnel de la poésie et de la poétique numérique.
Parle-t-on alors de valeur ou de simple validation du sens de la démarche créatrice ?
L’adjectif stylistique entre dans l’usage de la langue en 1872 ; le substantif, pour sa part, sera reconnu en 1905. Entre ces deux dates, le déclin des puristes sera accéléré par une vive scientifisation des jugements langagiers, qu’alimentent les découvertes de l’histoire et du comparatisme. A la suite de la formalisation d’une science sémantique que réalise M. Bréal entre 1883 et 1897, une insistance plus vive est dès lors marquée par les créateurs à l’endroit des processus signifiants.
La linguistique, dans toutes ses dimensions, s’unit alors de plus en plus étroitement à la littérature et, par l’intermédiaire de l’essor des méthodes critiques – stylistique, poétique, rhétorique, narratologie – que favorise le XXe siècle, constitue en quelque sorte le socle obligé de toute entreprise littéraire. Grammairiens éternels, comme le notait encore Alain Berrendonner en 1981, nombre de linguistes contemporains, pris au piège des reflets de la littérature dans la langue et de la langue dans la littérature, n’en finissent pas de recourir sans le dire aux modèles de la langue de la littérature, soit pour s’y référer et illustrer d’exemples leurs analyses, soit pour les dénoncer et les mettre à l’écart, sans s’apercevoir qu’ils concourent par là à instancier ces modèles. Ce faisant, les uns et les autres accréditent ainsi l’existence indubitable de cet objet pourtant si douteux – en termes de systématique intrinsèque – qu’est la langue littéraire française.
[1] Le Style, Paris, Flammarion, G-F Corpus, 2004, pp. 22-27.
[2] Je reprends ici la distinction élaborée dans l’étude, à paraître aux éditions Peeters, 2007, que j’ai consacrée à l’œuvre de Petit de Julleville, entre langue française, système de normes sémio-linguistiques, et français, système de normes sémio-idéologiques.
[3] Michel Jourde et Jean-Charles Monferran, Le Lexique métalittéraire français (XVIe-XVIIe siècle), Genève, Droz, 2006
[4] Voir Le vocabulaire politique du XVIIIe siècle, avant et après la Révolution. Scission ou continuité ? in Le Français moderne, avril 1966 pp. 87 sqq.
[5] Voir Francis Ley, Madame de Krüdener 1764-1824. Romantisme et Sainte-Alliance, Paris, Honoré Champion, 1994, p. 90
[6] Jean-Étienne, Judith Foirestier, dit Boinvilliers, Cacographie, Paris, Barbou, 1803, p.6 .
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Séminaire 2
Valeurs et valeurs esthétiques
Le séminaire en cours porte sur Valeurs et valeurs esthétiques. Il a pour objet de réfléchir sur le rapport entre la valeur esthétique et les valeurs. La première problématique est d’abord de mieux cerner le concept extrêmement flou de la notion de « valeur ».
Laurence Bougault, « Valeurs d’Autrui et fiction dans l’œuvre romanesque de Jean Genet »
Aurélien Lévêque, L’axiologie dans Les Faux-Monnayeurs d’André Gide
